Manuel Rubén Abimael Guzmán Reynoso – mieux connu comme le président Gonzalo du Parti communiste du Pérou (PCP) – a rendu son dernier souffle le 11 septembre 2021, alors qu’il était toujours détenu dans la prison spéciale de Callao, près de Lima. Âgé de 86 ans, le principal dirigeant de la guerre populaire qui a ébranlé ce pays durant les années 1980 et 1990 aura donc été prisonnier jusqu’à sa mort, 29 ans après son arrestation survenue le 12 septembre 1992.
Son décès a réjoui la réaction et attristé les révolutionnaires et les masses, au Pérou et ailleurs, pour qui la guerre populaire a représenté pendant près de 20 ans un immense espoir de libération. L’actuel président Pedro Castillo, en poste depuis le 28 juillet 2021 et qui a été élu comme candidat d’un parti supposément « marxiste-léniniste », Peru Libre, et le gouvernement alors dirigé par un autre « gauchiste », Guido Bellido Ugarte, ont tout fait pour empêcher que sa mémoire soit honorée.
Dans un geste parfaitement condamnable qui en dit long sur la crainte que leur inspire la mémoire de la guerre populaire et du PCP, ces faux amis du peuple péruvien ont refusé de remettre la dépouille aux proches du défunt, comme le prévoyait pourtant la procédure pénitentiaire. Ils ont refusé de donner suite à la demande de son épouse et elle-même détenue, Elena Iparraguire, qui avait pris les dispositions pour que des proches réclament son corps et lui offrent une sépulture. Après deux semaines de tergiversations, le gouvernement a procédé à sa crémation et dispersé ses cendres dans un endroit tenu secret, pour éviter que sa sépulture devienne un lieu de rassemblement pour ses partisans.
Le nom, l’image et la personne du président Gonzalo sont et demeureront indissociables de la guerre populaire et du parti qu’il a dirigés. Lancée en 1980, soit quatre ans après la mort de Mao Zedong et la défaite du socialisme en Chine, la guerre populaire péruvienne a représenté un immense espoir pour la cause du communisme et rallié les révolutionnaires de partout. Au lendemain de son arrestation en 1992, un vaste mouvement pour défendre sa vie s’est d’ailleurs fait entendre sur tous les continents, après que le dictateur Fujimori, qui venait de s’approprier tous les pouvoirs à la suite d’un « auto-coup d’État », eut ouvertement souhaité son exécution.
Au terme d’un procès bidon devant des juges masqués – et à la suite duquel son propre avocat, Alfredo Crespo, a lui-même été condamné et emprisonné pour « apologie du terrorisme » –, Abimael Guzmán a reçu une sentence à vie et a été envoyé dans une cellule spéciale sur une base navale à quelques kilomètres de la capitale, où il est resté détenu jusqu’à sa mort.
À la nouvelle de son décès, de nombreux partis et organisations communistes lui ont rendu hommage, en particulier ceux des pays où la guerre populaire péruvienne a exercé une forte influence, comme l’Inde et le Népal.
Le secrétaire général du Parti communiste du Népal (maoïste révolutionnaire), le camarade Kiran, a déclaré : « Nous n’oublierons jamais le rôle idéologique si important que la révolution péruvienne a jouée dans l’initiation de la guerre populaire au Népal. La chanson alors composée par notre défunt camarade Ram Brikshya Yadav et intitulée “Que ça vous plaise ou pas, notre drapeau rouge flotte sur le Pérou !” résonne encore dans les oreilles des révolutionnaires du Népal. […] La mort du camarade Gonzalo est une importante perte pour le mouvement communiste international. »
Quelques jours avant son décès, le Comité central du Parti communiste d’Inde (maoïste) avait publié une déclaration dénonçant le traitement cruel et inhumain imposé par l’État péruvien à Abimael Guzmán, dont l’état de santé venait de se détériorer : « L’arrestation et la torture infligée au camarade Gonzalo s’inscrivent dans les efforts des impérialistes et leurs laquais pour supprimer les mouvements révolutionnaires. »
De son côté, le Parti communiste des Philippines a rappelé que le président Gonzalo « a donné les meilleures années de sa vie et s’est sacrifié pour le prolétariat et les masses opprimées du Pérou et pour leur aspiration à la libération nationale et sociale. Durant les années 1980, Sendero Luminoso a été l’une des étoiles les plus brillantes de la résistance armée à travers le monde. »
Le Parti communiste (maoïste) d’Afghanistan, qui fut membre du Mouvement révolutionnaire internationaliste (MRI) aux côtés du PCP, a quant à lui déclaré : « La mort du camarade Gonzalo après près de 30 ans en prison illustre le caractère répressif du régime au Pérou et la complicité de l’impérialisme américain, dans leur volonté d’imposer l’esclavage et d’opprimer les masses péruviennes. Le combat du camarade Gonzalo pour la révolution restera un exemple dans la lutte révolutionnaire du peuple péruvien. »
Nul doute que les révolutionnaires du monde entier continueront à chérir et honorer la mémoire du président Gonzalo, pour le rôle qu’il a joué dans la réorganisation du Parti communiste du Pérou dans les années 1970 et dans la préparation, le déclenchement et le déploiement de la guerre populaire, jusqu’à son arrestation en 1992.
Il appartient, cela dit, aux révolutionnaires péruviens de faire le bilan de cette expérience historique majeure, dans laquelle des milliers de martyrs ont perdu la vie et qui a finalement été défaite. L’action menée par Abimael Guzmán, tout comme les conceptions et les orientations qu’il a défendues, feront nécessairement partie de ce bilan.
Au lendemain de son décès, le magazine Web El Diario Internacional a publié un texte qui met dans la balance les réalisations positives et négatives d’Abimael Guzmán. El Diario Internacional a été lancé par le journaliste Luis Arce Borja, après son exil en Belgique. Autrefois directeur du quotidien El Diario publié à Lima, Arce Borja a été contraint de s’exiler, après avoir réalisé la fameuse « entrevue du siècle » avec le président Gonzalo en 1988.
Jusqu’en 2003-2004, Luis Arce Borja et El Diario Internacional ont été de fervents défenseurs d’Abimael Guzmán, y compris après qu’une lettre et des documents attribués à ce dernier eurent été publiés, à partir de la fin de l’année 1993, dans lesquels on retrouvait un appel à cesser la lutte armée. Arce Borja disait alors qu’il était « impossible » que le président Gonzalo en ait été l’auteur et qu’il s’agissait d’un bobard. Lorsqu’il s’est avéré évident que c’était là la position de Guzmán et des membres de la direction historique du parti, le journaliste a effectué un virage à 180 degrés et il a condamné unilatéralement le chef du PCP. Luis Arce Borja est lui-même décédé en 2018.
Le texte d’El Diario Internacional que nous avons choisi de rendre disponible en langue française, ci-contre, présente une évaluation plus nuancée des contributions d’Abimael Guzmán. Cela dit, l’idée d’une « trahison » ou d’une « capitulation » de la part de Guzmán – dont on doit admettre qu’il a en effet appelé à la fin de la guerre populaire en octobre 1993 – est une appréciation à laquelle nous ne pouvons nous rallier. Cette renonciation était peut-être inévitable, dans les circonstances. Plutôt qu’une telle caractérisation à l’emporte-pièce, une évaluation sérieuse et complète des raisons de la défaite de la guerre populaire péruvienne – incluant le rôle que les orientations et les pratiques défendues par Guzmán ont pu avoir dans ce résultat – serait sans doute plus utile pour l’avenir. Là-dessus, l’article d’El Diario Internacional offre matière à réflexion.
Éric Smith
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Abimael Guzmán : de la révolution à la capitulation
Il n’est pas facile de rédiger une épitaphe sur Abimael Guzmán Reynoso (1934-2021). Car même s’il a capitulé et vendu, pour un plat de haricots (ou un gâteau), le processus révolutionnaire qu’il avait lui-même entamé en 1980 dans une ville très pauvre et oubliée des hauts plateaux péruviens appelée Chuschi (où ni le pouvoir d’État, ni la pseudo-gauche parlementaire ne sont jamais allés et n’iront jamais), sa contribution à cet exploit sans précédent au Pérou dans les années 1980-1990 est indéniable. On ne peut nier non plus qu’il a été un architecte fondamental de la lutte armée menée par le Parti communiste du Pérou (PCP) : le projet le plus important de transformation radicale de l’ère républicaine de ce pays.
Guzmán doit être crédité de trois réalisations fondamentales pour la révolution au Pérou. La première est d’avoir ostensiblement influencé la ligne du parti, basée sur l’application du marxisme-léninisme-maoïsme à l’analyse spécifique de la société péruvienne. À la lumière de l’idéologie marxiste (et dans la foulée du chemin tracé par Mariátegui dans la revue Amauta et son chef-d’œuvre, les « Sept essais »), le PCP a caractérisé la société péruvienne comme semi-féodale et semi-coloniale, liée à l’impérialisme, principalement yankee. Les analyses du PCP, depuis les années 1970, éclairent correctement les rapports sociaux de production, de pouvoir et de propriété niés par les analyses de la droite et de la gauche révisionniste.
La deuxième réalisation de Guzmán a été de diriger la reconstruction d’une organisation politico-militaire capable de mener une lutte armée de la campagne vers la ville, et conforme aux principes du parti léniniste. La formation idéologique, la discipline et le mysticisme des cadres, des militants et des membres du Parti, de l’Armée et du Front, ont été les piliers centraux de l’avancée du PCP.
Sa troisième réalisation est d’avoir dirigé le PCP pour lancer la lutte armée. La guerre populaire menée par cette organisation, jusqu’à la fin des années 1990, fut sans doute la plus grande épopée populaire et révolutionnaire de l’histoire républicaine. Au tournant des années 1990, la lutte armée du PCP s’était déjà propagée sur plus de 70 % du territoire national, mettant en échec l’État péruvien, qui a dû recourir à une politique d’assassinats, de massacres, de disparitions, de tortures et de lois d’exception, en plus de mobiliser toutes ses forces armées, sa police et près d’un demi-million de patrouilleurs, pour vaincre la guérilla maoïste. Ce seul fait contredit le discours éculé de la droite et du révisionnisme académique selon lequel la lutte du PCP n’aurait impliqué qu’une poignée de « terroristes » entraînés à semer la panique dans la population. Rien en politique ne peut s’étendre et durer aussi longtemps en se basant sur la peur ; cela ne peut être que le résultat d’adhésions et d’engagements authentiques.
Il faut cependant souligner que, bien que Guzmán ait joué un rôle fondamental dans la restructuration du PCP et la lutte armée qui a suivi, tout ne peut pas être réduit à sa personne, loin de là. Au sein du PCP, il y avait des cadres importants qui ont également joué un rôle vital dans le développement du parti et l’impulsion initiale de la lutte armée. Il convient de mentionner Augusta La Torre et Antonio Díaz Martínez : deux figures historiques de ce parti politique militarisé. Plus précisément, on attribue à Augusta La Torre un rôle essentiel dans la conduite des actions du PCP et le passage de la théorie à la pratique. La guerre populaire s’est forgée, à son tour, grâce à des militants qui ont scellé leur jeunesse avec héroïsme, comme Edith Lagos, Carlota Tello et « Jovaldo ». Enfin, le PCP n’aurait jamais pu aller aussi loin sans le dévouement des milliers de militantes et militants qui ont donné leur vie ; par exemple, dans les massacres des prisons Lurigancho et Santa Bárbara en 1985, El Frontón en 1986 et Canto Grande en 1992.
Bien qu’il ait réalisé le plus grand exploit révolutionnaire de l’ère républicaine, le PCP a finalement été vaincu par l’État péruvien. Il ne faut cependant pas attribuer cette défaite uniquement à la répression brutale de l’État (la « sale guerre ») et à l’intervention cruciale de l’impérialisme yankee, mais il faut aussi pointer les erreurs stratégiques et tactiques du PCP. L’une des plus importantes fut d’avoir sous-estimé l’ennemi. Cela s’est exprimé, par exemple, dans l’offensive de la guérilla maoïste dans les campagnes, en particulier dans les hautes terres du sud du pays. De telles actions militaires ont tellement affecté la paysannerie du sud qu’elles en ont motivé une grande partie à soutenir l’État. Le PCP a également sous-estimé la capacité du peuple à résister à ladite offensive pendant une si longue période – des années. Un autre problème, lié à ce qui précède, fut de ne pas avoir correctement pris soin de ses propres forces. Sur cet aspect, il convient de se demander : était-il correct de déclarer l’équilibre stratégique, alors que les forces du PCP avaient été durement touchées dans les hautes terres du sud et du centre, et à Puno? Ce sont là quelques exemples des erreurs qui ont été commises aux niveaux national, régional et local. Guzmán est mort sans avoir fait le nécessaire bilan de la guerre. Les compañeros et compañeras, qui ont donné leur vie et leur liberté pour le parti et la révolution socialiste, méritent ce bilan que Guzmán a refusé de faire et que l’ancien Comité central continue de rejeter.
Les contributions mentionnées plus haut de l’ex-« président Gonzalo » au développement du PCP et de la lutte révolutionnaire au Pérou ont été largement assombries par la trahison de la lutte armée qu’il a lui-même initiée et dirigée. En 1993, avec d’autres membres du Comité central emprisonnés (à l’occasion de dialogues avec Vladimiro Montesinos : l’homme du pouvoir derrière les ombres de Fujimori), il a appelé à « lutter » pour un accord de paix visant à « résoudre les problèmes nés de la guerre ». De façon insolite, c’est ce que Guzmán a demandé, même si, peu de temps avant sa capture, il répétait de toutes les façons que le PCP ne négocierait jamais rien, et qu’il ne s’assiérait à une table qu’en tant que vainqueur, pour définir les termes de la reddition avec les représentants du vieil ancien État péruvien vaincu.
Une fois en prison, Guzmán a oublié ce qu’il prêchait et, avec l’entourage de son Comité central, ils ont tout jeté par-dessus bord. Cette trahison a été l’attaque la plus précise et la plus efficace contre les militants du PCP. Elle a divisé le parti entre les partisans du soi-disant accord de paix et ceux favorables à la poursuite de la lutte armée. Ce que les forces armées et policières n’ont pu réaliser avec leurs massacres, tortures et disparitions, Abimael Guzmán l’a réalisé en quelques minutes. Ainsi, le légendaire « Gonzalo » et son Comité central ont réussi à briser les principales forces du parti et de ses militants : leur moral inébranlable et leur dévouement plus que généreux.
Cette capitulation ne fut cependant pas entièrement une surprise. Guzmán a pu capituler parce qu’il avait construit un parti autour de lui. À cet égard, notre directeur Luis Arce Borja a écrit : « La loyauté et la “soumission” que les militants exprimaient envers Gonzalo, comme on le voyait en pratique, ne signifiaient pas la loyauté au marxisme ou même au parti, si bien que le processus ne dépendait plus de la force du mouvement historique des classes opprimées, mais plutôt de la décision et de la volonté du chef absolu. [1] »
Guzmán a forgé des structures dans lesquelles il n’y avait pas de place pour la critique ou l’autocritique. La lutte dite entre les deux lignes, qui devait sanctionner la ligne du parti, n’a été appliquée que pour avaliser les directives de l’omniprésent « Président Gonzalo ». En d’autres termes : « La direction du parti, ainsi que la Pensée-Gonzalo, sont apparues comme absolues dans les hautes sphères du Parti communiste du Pérou. Elle se sont situées au-dessus des structures de participation des militants : appelez-les congrès, conférences ou autres instances. De cette manière, la lutte entre les deux lignes et le centralisme démocratique ont été abolis, alors que le marxisme nous enseigne qu’ils sont les piliers de l’organisation communiste. [2] »
Guzmán est mort sans avoir fait, avec son Comité central, un bilan de la guerre populaire qu’il a menée. Ce bilan politique est pourtant essentiel pour mener à bien la deuxième reconstruction du Parti communiste du Pérou, afin qu’il puisse se présenter à nouveau comme l’avant-garde révolutionnaire qui est aujourd’hui absente.
Si un tel bilan n’est pas fait, cela ne fera que contribuer à affaiblir et à désarmer (dans tous les sens) les mouvements et les justes protestations populaires qui, encore plus ces dernières années, se sont intensifiés dans ce pays et ailleurs dans le monde. C’est-à-dire que toute cette résistance héroïque des masses exploitées et trompées par le pouvoir capitaliste finira, plus tôt que tard – et comme cela s’est déjà produit – par disparaître, sans avoir atteint ses objectifs. C’est là une autre leçon de l’histoire récente du Pérou, et quelque chose de commun aux expériences d’autres peuples du monde : savoir que sans direction organisée légitime, sans parti, la prise du pouvoir ne sera jamais qu’une illusion.
Gabriel Adrian
19 septembre 2021
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[1] Luis Arce Borja (2009), Memoria de una Guerra 1980-2000, p.269.
[2] Ibid., p.365.