Blocage à Ottawa : entre propagande bourgeoise et contre-révolution préventive

En janvier dernier, un mouvement d’opposition aux restrictions liées à la pandémie de COVID-19 s’est développé à l’échelle du Canada. Des manifestants opposés à l’obligation vaccinale pour les camion­neurs, décrétée par le gouvernement fédéral à l’automne 2020, se sont dirigés vers Ottawa, la capitale nationale du pays, pour exiger l’abandon de cette mesure. C’est donc au bruit des moteurs diesels et des klaxons de camions que différents convois de manifestants se sont dirigés vers Ottawa. Ce qui ne devait être qu’une simple manifestation s’est par la suite transformée en une occupation de quelques semaines des rues adjacentes au Parlement.

Les médias bourgeois ont d’abord présenté le « convoi de la liberté » comme un mouvement de camionneurs opposés à l’obligation fédérale de vaccination interdisant aux camionneurs non vaccinés de traverser la frontière sans mise en quarantaine. Cette mesure étant arbitraire, de nombreux travailleurs et travailleuses de partout au pays se sont reconnus, en totalité ou en partie, dans le combat des camionneurs perçu comme une lutte pour conserver le droit de travailler.

Cependant, à mesure que perdurait l’occupation du centre-ville d’Ottawa, les médias bourgeois ont de plus en plus amalgamé le mouvement de protestation à des organisations et des individus associés à des courants d’idées réactionnaires, racistes, complotistes, etc. Que des individus associés à de telles idées aient effectivement participé aux différents convois et blocages, et qu’ils y aient joué un rôle non négligeable ne devraient pas nous conduire, contrairement à la presse bourgeoise, à condamner en bloc ce qui aura été avant tout l’expression de la colère de travailleurs et travailleuses contre la gestion bourgeoise de la pandémie et certaines mesures arbitraires.

Les porte-paroles politiques de la bourgeoisie, en particulier du gouvernement fédéral, ont quant à eux cherché à exacerber la situation en présentant l’occupation de quelques rues comme une attaque en règle contre la démocratie et les institutions démocratiques. La ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, est allé jusqu’à évoquer la crainte que survienne un « 6 janvier canadien » et que les manifestants regroupés à Ottawa se lancent dans une attaque contre le Parlement, semblable à l’assaut mené aux États-Unis par les partisans de Donald Trump contre le Capitole, siège du gouvernement américain. Évidemment tout cela n’était que du spectacle, l’irritation de la bourgeoisie face aux événements rendue visible.

Malgré les abus de langage des politiciens bourgeois, le pouvoir bourgeois n’a jamais été réellement menacé par le blocage du centre-ville d’Ottawa. Au pire, c’est le service de police de la ville qui s’est ridiculisé, démontrant un amateurisme certain dans la gestion des manifestants. Par ailleurs, il est évident que toutes les personnes qui ont participé ou bien soutenu le convoi de camionneurs, les blocages aux postes frontaliers et l’occupation d’Ottawa ne sont pas toutes des réactionnaires et des opposants à toutes les mesures sanitaires. Dans bien des cas, ce sont des travailleurs et travailleuses, semblables à des millions d’autres travailleurs et travailleuses, qui confrontés à la pandémie sont amenés à réagir de différentes manières. Ce sont les mêmes personnes qui aujourd’hui subissent les effets de l’inflation et des conditions de vie rendues difficiles. Or, le secteur du camionnage est traversé depuis de nombreuses années par une importante crise, qui préexistait l’orga­ni­sation des convois et l’occupation d’Ottawa. C’est donc dans les mauvaises conditions de travail et dans les bas salaires qu’on retrouve l’impulsion initiale dans la révolte de certains camionneurs.

Le camionnage au Canada

Le camionnage représente environ 4 % du PIB du Canada (environ 72 milliards de dollars en 2020), ce qui en fait le principal mode de déplacement des marchandises d’un bout à l’autre du pays. En effet, le Canada est relié des côtes du Pacifique aux côtes atlantiques par un important réseau d’autoroutes, rattaché à de vastes réseaux routiers autour des différentes métropoles provinciales. Le camionnage est un élément central de cette vaste organisation qui assure le transport de marchandises et s’avère un des piliers de l’activité économique au Canada, qui permet aux autres secteurs de l’économie de fonctionner. Par exemple, le secteur manufacturier dépend fortement du transport pour acheminer les matières entrant dans la production ainsi que pour livrer les marchandises sur les marchés. C’est également le cas pour les industries du commerce de gros et de détail. Intimement liées aux activités économiques, il est normal que les activités de camionnage soient principalement concentrées dans les quatre provinces qui sont les moteurs économiques du capitalisme canadien : l’Ontario (45,5 %), le Québec (17,9 %), l’Alberta (13,8 %) et la Colombie-Britannique (12,3 %).

Le camionnage n’est pas une activité homogène, on y retrouve de grandes et petites catégories. Les principales catégories sont celles des services de camionnage pour le compte d’autrui, qui regroupent deux sous-catégories à savoir : le « chargement partiel », c’est-à-dire le transport de marchandises provenant de différents expéditeurs dans un seul camion ; et le « chargement complet », soit le trans­port d’une cargaison provenant d’un seul expéditeur dans un camion. À ces catégories, il faut ajouter les services de messagerie, qui se spécialisent dans le transport de colis. En décembre 2020, on dénombrait 18 211 entreprises dont le principal secteur d’activités était la prestation de services de messagerie. Finalement, on retrouve les transporteurs privés, c’est-à-dire des entreprises qui gèrent un parc de camions et de remorques pour transporter leurs propres marchandises (par exemple Walmart, Costco, etc.).

En 2020, on dénombrait au Canada 232 680 entreprises dont l’activité principale était le camionnage. De ce total, 72 369 entreprises comptaient des employés et 160 311 n’en comptaient aucun. Ce qui veut donc dire que l’industrie du camionnage au Canada comprend de nombreux petits transporteurs et propriétaires exploitants, et seulement quelques moyennes et grandes entreprises qui exploitent des parcs de camions.

Si Vancouver représente un point d’entrée et de sortie majeur des marchandises au Canada, il n’en demeure pas moins que c’est dans la région du centre (c’est-à-dire le Québec et l’Ontario), qui est aussi la région la plus densément peuplée et industrialisée du Canada, que vient se concentrer l’activité de camionnage au pays. De fait, le réseau de transport qu’on y trouve est un élément central du commerce avec les États-Unis. C’est par camions que se déplacent les principales exportations du Canada, notamment les produits et pièces automobiles, les produits du bois ainsi que les métaux et les minéraux. En 2020, la valeur totale des marchandises exportées, tous modes confondus (à l’exclusion des exportations par pipeline), par l’Ontario et le Québec s’élevait à 317 milliards de dollars, dont 76 % de la valeur était destinée aux États-Unis, 13 % à l’Europe, 5 % à l’Asie et 1 % au Mexique.

Étant donné l’importance du marché, on comprendra que la région du centre du pays est aussi la plus achalandée en matière de circulation par camion au Canada. Particulièrement, les activités associées au camionnage jouent un rôle important pour le transport des denrées alimentaires, des produits fabriqués et autres marchandises transformées et qui transitent par le corridor Québec-Windsor pour se rendre vers les États américains adjacents aux Grands Lacs, et de ces États vers le Canada. Concrètement, dans cette région, c’est 54 % de la valeur totale des marchandises qui a été exportée par voie terrestre au cours des cinq dernières années, comparativement à 33 % dans l’Ouest et 22 % en Atlantique, lesquels dépendent davantage du transport maritime.

Un secteur névralgique en crise

Bien que le camionnage soit une activité importante pour le capitalisme canadien, c’est aussi une industrie qui est traversée par une importante crise. Il y avait environ 332 000 chauffeurs de camion qui sillonnaient les routes du Canada à l’automne dernier, c’est-à-dire à peu près le niveau d’avant la pandémie. Cependant, il n’y a pas suffisamment de camionneurs pour déplacer toutes les marchandises. Il y aurait en effet plus de 18 000 postes qui sont présentement vacants. Certaines prévisions de spécialistes du camionnage évoquent quelque 55 000 postes à combler en 2023.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, on ne fait pas fortune dans le camionnage. En effet, les salaires stagnants et les coûts importants, en particulier les coûts de plus en plus prohibitifs des polices d’assurance qui sont exigées pour assurer les camions ainsi que leurs marchandises, expliquent en grande partie la pénurie de camionneurs. Autrement dit, les conditions de travail qui prévalent dans le monde du camionnage empêchent les camionneurs indépendants, en particulier les nouveaux camionneurs, de gagner leur vie convenablement.

Les Teamsters, pour ne donner que quelques exemples, faisaient remarquer que les camionneurs en secteur urbain syndiqués chez eux gagnaient en 2017 entre 40 000 $ et 45 000 $ par année, pour une semaine de 60 heures, parcourant entre 300 et 500 kilomètres par jour, souvent six jours par semaine, pour un salaire qui équivaut à un salaire horaire variant entre 13,33 $ et 15 $. Les camionneurs longue-distance, quant à eux, gagnaient en moyenne 60 000 $ par année en 2017, pour une semaine de 60 heures, parcourant environ 600 kilomètres par jour, la plupart du temps six jours par semaine, ce qui équivaut à un salaire horaire d’environ 20 $. À cela il faut ajouter que la rémunération hebdomadaire et le taux de salaire horaire moyens dans l’industrie du camionnage sont des plus bas, tant au Québec que dans le reste du Canada. En 2014, la rémunération brute hebdo­madaire (en dollars constants), dans le camionnage, était en moyenne de 631,30 $ au Québec, contre 672,90 $ en Ontario et 996,30 $ en Alberta. Il est toutefois à noter que le fait que les salaires dans le camionnage sont plus élevés en Alberta et en Ontario ne veut pas forcément dire que les camionneurs sont mieux rémunérés dans ces provinces. Le niveau des salaires dans une province peut être tout aussi élevé que le coût de la vie l’est.

Ainsi donc, malgré une importante pénurie de chauffeurs, les salaires dans l’industrie du camionnage demeurent généralement bas, notamment en raison des marges bénéficiaires très serrées qu’on retrouve dans ce secteur. En fait, les mauvaises conditions de travail que doivent subir de nombreux camionneurs découlent avant tout de la compétition féroce que se mènent les principaux joueurs de l’industrie du camionnage pour accaparer une plus grande part du marché. Ainsi donc, les grandes entreprises de camionnage « cassent » les prix, abaissant les coûts des livraisons à un niveau qu’aucun camionneur à son compte peut espérer rencontrer et en même temps gagner un revenu décent.

En effet, si on considère les camionneurs propriétaires, c’est-à-dire ceux qui ne possèdent qu’un petit nombre de camions, on constate qu’avec l’inflation croissante, les coûts qui incombent aux camionneurs en pièces de remplacement, en frais de réparation, de carburant, etc., ne cessent d’augmenter. On comprendra dans ce contexte, que toute restriction venant réduire la capacité des camionneurs à générer un revenu allait nécessairement créer du mécontentement. Incidemment, ce sont aussi eux qui composent la catégorie la plus représentée chez les camionneurs qui ont participé aux différents convois de la « liberté ».

Déjà avec la pandémie, une enquête de l’Alliance canadienne du camionnage faisait état d’une augmentation du parcours à vide qui est passé de 15 % à 30 % avec la pandémie. Le parcours à vide (le fait que le camion ne transporte pas de charge à l’aller ou au retour, situation qui découle d’un déséquilibre entre l’offre et la demande dans le marché) ne permet pas aux camionneurs de générer des revenus et entraîne une augmentation des coûts dans la chaîne d’approvisionnement.

Attiser la colère et diviser le peuple, le jeu des
politiciens bourgeois

Pour certains chauffeurs de camions, la décision unilatérale du gouvernement libéral de leur imposer la vaccination obligatoire a été la goutte qui a fait déborder le vase. En particulier, cela venait démontrer de la part du gouvernement, un manque total de respect total envers les camionneurs qui pendant les deux années de pandémie ont assuré le maintien de la chaîne d’approvi­sion­nement au Canada. Faut-il le rappeler, les entreprises de camionnage ont été considérées par le gouvernement fédéral comme des entreprises « essentielles » et les camionneurs comme des travailleurs « essentiels » au même titre que les infirmières et médecins pendant toute la période où les frontières terrestres entre le Canada et les États-Unis étaient fermées pour tout voyage non essentiel. À ce titre, les camionneurs étaient exemptés des exigences d’isolement obligatoire visant les personnes entrant au Canada et autres règlements sanitaires s’appliquant au reste de la population devant traverser les frontières.

Être considérés comme des travailleurs essentiels n’a pas signifié de meilleures conditions de travail pour les camionneurs, ni de meilleurs salaires. Au contraire, durant les épisodes les plus importants de la pandémie, les chauffeurs de camions étaient souvent appelés, puisque presque tous les services étaient fermés (les restaurants par exemple), à passer de longues heures (parfois plusieurs jours de suite sur la route) à conduire, manger, se laver et dormir dans leur camion.

Pareillement l’été dernier, lors des importantes inondations en Colombie-Britannique, les camionneurs ont de nouveau contribué à maintenir la chaîne d’approvi­sionnement. En effet, puisque les routes principales entre la Colombie-Britannique et le reste du pays étaient devenues impraticables, les camionneurs devaient faire d’importants détours pour acheminer les marchandises aux communautés isolées et au reste du pays. La bourgeoisie n’a trouvé rien à redire sur le statut vaccinal des camionneurs, même si ces derniers devaient traverser les frontières pour contourner les inondations.

L’activité des camionneurs pendant deux années de pandémie et pendant les inondations en Colombie-Britannique montre bien qu’ils n’ont pas été des vecteurs de transmission du virus, et par conséquent que rien ne justifiait, en termes de santé publique, l’imposition de l’obligation vaccinale pour les camionneurs, sauf l’entêtement du gouvernement Trudeau à appliquer une mesure électoraliste.

La contre-révolution préventive en marche

Les événements d’Ottawa, pour peu qu’on s’y arrête honnêtement, montrent que sous le capitalisme, les crises sont fréquentes et qu’il suffit de peu de choses pour que des manifestations de colère basculent en perturbations sérieuses qui viennent bousculer le bon fonctionnement de la société bourgeoise. Ces crises, souvent imprévues, sont appelées à se produire de plus en plus, puisqu’elles puisent leurs racines dans les contradictions actuelles qui traversent la société capitaliste. Il faut mettre clairement en évidence que la misère de la classe ouvrière et des masses populaires est le fait de la bourgeoisie canadienne.

Pas besoin non plus d’être experts pour comprendre que la bourgeoisie anticipe que les contradictions du capitalisme au Canada vont s’accentuer dans le futur. Pour s’assurer que l’exploitation puisse continuer, et ainsi se maintenir et s’enrichir, la bourgeoisie doit assurer la défense des intérêts des capitalistes à long terme. C’est en fonction de ces intérêts que les différents paliers de gouvernement au Canada cherchent à assurer à la bourgeoisie, autant qu’il soit possible de le faire maintenant, les meilleures défenses possibles contre une montée des luttes ouvrières et populaires, en mettant en place dès aujourd’hui un certain nombre d’instruments qui permettront aux exploiteurs de se maintenir en place plus tard. Notamment en finançant les forces policières, l’espionnage des personnes, une militarisation accrue et l’adoption de lois d’exception.

Nul doute que l’application de la Loi sur les mesures d’urgence est un moment important dans l’histoire politique du Canada. Bien que mise en application pour mettre fin au mouvement des camionneurs, à l’occu­pation du centre-ville d’Ottawa et aux autres blocages aux postes frontaliers – notamment celui du pont Ambassadeur qui relie la ville de Windsor à la ville de Détroit – la loi n’aura eu qu’un impact mineur sur les événements eux-mêmes, puisque tous les blocages significatifs ont été levés à la suite d’opérations policières régulières utilisant des méthodes que maîtrisent la plupart des organisations policières au service de la bourgeoisie au pays. Cela dit, il est vrai que des individus ont été directement touchés par l’application de mesures inscrites dans cette loi (en particulier le gel des comptes bancaires). Malgré tout, le fait demeure : ce sont des opérations policières qui ont mis fin aux différents blocages, et cela aurait pu se faire sans la Loi sur les mesures d’urgence.

Puisque la loi est formulée en termes généraux, il fallait par conséquent porter une attention particulière aux restrictions adoptées en vertu de la loi et qui découlent de décrets de l’exécutif bourgeois, où se concentre d’ailleurs le pouvoir de la bourgeoisie et qu’il faut consulter pour connaître la nature des interdictions imposées. Concrètement, les mesures adoptées par le gou­ver­nement Trudeau visaient à interdire les rassemblements publics pouvant bloquer le commerce ou la circulation ou favoriser la violence, ainsi que les déplacements ou les entrées au pays dans le but de participer à de tels événements. De plus, tout soutien matériel ou financier aux différents rassemblements devenait proscrit, tandis que des amendes de 5 000 $ ou des peines allant jusqu’à cinq ans de prison étaient prévues pour le non-respect de ces mesures. Enfin, le gouvernement et la police obtenaient le pouvoir de forcer la prestation de services de remorquage pour dégager les blocages et occupations. Les comptes bancaires de certaines entreprises pouvaient dorénavant être gelés et une surveillance accrue des transactions financières était instaurée, notamment au niveau des plateformes de sociofinancement.

On peut se demander pourquoi le gouvernement Trudeau s’est efforcé de mettre en œuvre une loi aussi réactionnaire pour la retirer ensuite quelques jours plus tard. À plus forte raison, une loi supposée ne s’appliquer qu’à une situation de crise de grande ampleur, de catastrophe naturelle, d’insurrection appréhendée, donc une situation de menace pour le bon fonctionnement du pays entier. Or, il est clair que la situation qui prévalait à Ottawa en janvier dernier était loin d’avoir atteint le niveau de gravité nécessaire à l’application des mesures exceptionnelles associées à la Loi sur les mesures d’urgence. Mais à bien y regarder, il y a certaines hypothèses qui permettent d’expliquer l’usage de la loi et qui ont affaire à des raisons de politiques externes et de politiques internes.

Au niveau externe, nul doute que l’intervention de l’impérialisme américain a accéléré la décision de mettre en vigueur la Loi sur les mesures d’urgence. En effet, ce sont les contrecoups de l’occupation du pont Ambassadeur, notamment le manque de pièces nécessaires au fonctionnement des chaînes de montages des grands usines des constructeurs de voiture installées autour de Détroit, ce qui posait une importante menace sur la production de voiture américaine, notamment le risque de voir les usines fermer et des ouvriers en chômage, qui ont amené les représentants des principales industries capitalistes de la région situées de part et d’autre de la frontière à réagir. En particulier, le président américain Joe Biden a sommé le gouvernement canadien d’utiliser tous les pouvoirs dont il dispose pour faire lever le plus rapidement possible le blocage du pont Ambassadeur, afin de permettre à nouveau le déplacement des marchandises. Assurément, le gouvernement Trudeau aura voulu faire plaisir à l’impérialisme américain, le principal partenaire économique du capitalisme canadien.

Au niveau interne, le gouvernement Trudeau s’est fait le champion des mesures de « santé publique » afin de gagner une majorité aux dernières élections. Toutefois, cela comme chacun le sait a été un échec, puisque le gouvernement libéral est demeuré minoritaire. À bien des égards, la politique du gouvernement a été principalement axée, dans les mois menant à la dernière élection et les suivants, sur une politique visant à diaboliser son principal adversaire au Parlement qu’est le Parti conservateur, plutôt qu’une politique au service du peuple. C’est dans le cadre de rivalités entre forces bourgeoises représentées au parlement, que le gouvernement a adopté une série de propositions n’ayant que peu d’effet en termes de santé publique, mais beaucoup d’effets de visibilité en termes de propagande bourgeoise. Pour faire court, l’obligation vaccinale pour les chauffeurs de camion traversant les frontières reposait moins sur des faits de science que sur une possibilité de faire de la politique bourgeoise au niveau du Parlement bourgeois.

Ce n’est pas sans raison que le gouvernement libéral de Justin Trudeau s’est démené afin de s’assurer d’avoir une majorité au Parlement, en faisant du vote sur la motion ratifiant l’état d’urgence une question de confiance, ce qui signifiait que le défaut d’appuyer le gouvernement sur cette question par un vote majoritaire en Chambre aurait entraîné le déclenchement de nouvelles élections. Sans surprise, c’est l’appendice bourgeois de la gauche parlementaire, le Nouveau Parti démocratique (NPD), qui est venu à la rescousse des libéraux, en assurant l’adoption de la loi à la Chambre des communes (puisque la loi a été retirée quelques jours plus tard avant de passer au Sénat). Ironiquement, ce n’est pas la première fois que le NPD accepte de jouer un rôle de soutien pour les libéraux et à faire de thèmes traditionnellement associés aux conservateurs leur cheval de bataille. En effet, le NPD sous la direction de Jack Layton, avait aussi été prompt à condamner le « vandalisme inacceptable et criminel » des manifestants et manifestantes lors du G20 à Toronto et à offrir son soutien au chef de police de l’époque, un certain… Bill Blair. Dans le même registre, un nombre non négligeable de parlementaires conservateurs, qui pourtant sont ceux qui traditionnellement se targuent d’être les meilleurs représentants de la loi et l’ordre au Canada, ont cherché à sympathiser avec le mouvement de contestation, allant jusqu’à appuyer les actions illégales des manifestants.

Tout ce que le Canada a pu produire en partis politiques bourgeois et autres organisations parasitaires a cherché à profiter de la situation, en passant des organisations d’extrême-droite jusqu’aux partis bourgeois qui siègent dans les parlements. À un certain moment, c’est comme si autour du mouvement réel étaient venus se greffer des convois « d’idées » qui ont rapidement occupé toute la place, à un point tel qu’il est devenu plus facile de savoir qu’un drapeau nazi avait été vu à Ottawa et que des militants d’extrême-droite revendiquaient la purge du gouvernement Trudeau que d’avoir accès aux revendications réelles des camionneurs.

Comme nous l’avons déjà souligné, la bourgeoisie peaufine les instruments qu’elle entend utiliser dans un futur pas trop loin, non pas contre quelques milliers de personnes comme à Ottawa, mais contre des centaines de milliers, voire des millions de travailleurs et travailleuses au Canada afin de permettre à l’exploitation capitaliste de se maintenir. Au Canada, le pouvoir politique se matérialise au gouvernement. Le Parlement, incluant tous les partis qui y siègent, forme un bloc uni derrière la défense et la protection des capitalistes et du capital canadien.

La bourgeoisie anticipe que le capitalisme va générer de plus en plus de colère chez les exploités, que ceux-ci et celles-ci vont de plus en plus s’organiser. L’empres­sement à mettre en application la Loi sur les mesures d’urgence est lié à une anticipation à long terme que fait la bourgeoisie canadienne, bien que formulée autrement (instabilité du monde, crise de ceci, crise de cela, etc.), devant la possibilité que survienne une montée significative de la lutte des classes. La Loi des mesures d’urgence est un instrument parmi tant d’autres qu’entend utiliser la bourgeoisie dans le futur afin de briser l’unité des prolétaires, nuire aux organisations prolétariennes à venir, criminaliser les révolutionnaires et la juste révolte du peuple. On comprend alors mieux certaines déclarations faites par des ministres libéraux importants, par exemple la vice-première ministre Chrystia Freeland, qui a déclaré que le gouvernement avait l’intention de rendre permanentes certaines des mesures du décret économique faisant partie de la loi, et comme Bill Blair, ministre de la Protection civile, qui a déclaré quant à lui, bien après la fin de l’occupation du centre-ville d’Ottawa, que les mesures adoptées allaient être maintenues « aussi longtemps que nécessaire ».

Vers une nouvelle lutte de classe

Il faut rassembler les travailleurs et travailleuses qui partagent la conviction qu’une révolution est nécessaire pour éradiquer les injustices, les inégalités, la misère. Cette révolution aura pour cible principale le pouvoir des capitalistes et le système impérialiste qui dominent présentement le Canada et le monde. Cela commence par nous donner les moyens de promouvoir cette conviction le plus clairement et le plus largement possible par un travail de mobilisation et d’éducation politique systématique partout où on retrouve des ouvriers et ouvrières, des masses populaires.

Déployer un travail politique révolutionnaire dans la classe ouvrière implique de se démarquer politiquement des forces qui entravent le développement de l’unité parmi les travailleurs et les travailleuses au Canada sur la base des intérêts de classe ouvrière. En effet, l’unité n’est pas une chose abstraite, mais un mouvement réel qui se construit selon des intérêts réels.

Les travailleurs et les travailleuses ont intérêt à mettre fin à l’exploitation capitaliste ; les capitalistes à l’inverse veulent la maintenir. Entre les deux il n’y a donc pas d’accord possible. Mais à l’heure actuelle, la classe ouvrière canadienne souffre de l’immense vide politique créé par l’insignifiance des forces qui l’ont traditionnellement dirigée et représentée. Plus encore, la classe dominante ne s’est pas contentée de profiter de l’exploitation ouvrière, mais elle a aussi déployé un important travail de propagande visant à dominer la conscience des travailleurs et travailleuses en y semant le défaitisme et le cynisme.

Pour que la classe ouvrière se mette en action et se dresse à nouveau contre l’exploitation, elle doit donc réapprendre à devenir le sujet de sa propre histoire. Les travailleurs et travailleuses doivent réapprendre à se projeter à l’extérieur des possibilités qui sont offertes par l’idéologie dominante et l’ordre établi, notamment en rejetant les élections bourgeoises et en s’opposant aux capitalistes sur la base de leurs seuls intérêts.

Comme bien des mouvements de lutte avant lui, et bien d’autres à venir, le mouvement des camionneurs était confus. Faute d’une direction politique révolutionnaire, le prolétariat ne pouvait pas atteindre le degré d’autonomie politique nécessaire pour conserver la maîtrise de ses propres actions et faire face aux tentatives de récupération de la bourgeoisie et de forces réactionnaires, comme cela a été le cas à Ottawa par exemple. Pour conquérir sa propre autonomie, la lutte exige un mouvement qui va apprendre à se battre pour les masses exploitées, en cherchant à s’appuyer partout, chez les camionneurs aussi, sur le sentiment réel et juste du point de vue des couches exploitées que l’ennemi, c’est la bourgeoisie capitaliste et son gouvernement, en transformant ce sentiment en force politique agissante qui va sortir du cadre légal imposé par la bourgeoisie.

À bas le système capitaliste ! On a raison de se révolter !

C. Jacobson