En ces temps troubles, plusieurs principes qui ont pu être évoqués historiquement parmi les marxistes quant à la guerre sont particulièrement mis à mal. On peut penser au principe du « défaitisme révolutionnaire », qu’on utilise de manière très bizarre. On semble faire nôtre la maxime « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » alors que si ça a pu être utilisé dans des contextes spécifiques, souvent en boutade, il est loin d’être clair qu’on puisse en faire un principe universel. On semble aussi oublier qu’au final, ce qui est important, c’est la lutte des classes et que le caractère des guerres entre États lui est subordonné. Ce caractère peut même changer. Lors de la guerre franco-allemande de 1870-1871, dans les débuts, l’intervention de la France avait pour but de maintenir la division en Allemagne et l’empêcher de s’unifier de manière à étendre la démocratie et le progrès. Lorsque le prolétariat français en 1871 a pris le pouvoir lors de la Commune de Paris, les forces allemandes étaient devenues un outil de la réaction, d’autant plus que la classe dirigeante française a tout fait pour se concilier les envahisseurs allemands et mettre l’accent sur la répression du prolétariat.
Le prolétariat ne cherche pas à faire la guerre, surtout si celle-ci empêche de créer son unité internationale. Le but du prolétariat est de contrôler les moyens de production et les forces productives. Il se trouve que parmi les forces productives, on retrouve le prolétariat. Il se trouve aussi que la destruction des moyens de production ne lui sert à rien pour surmonter les problèmes économiques, comme c’est le cas des capitalistes pour qui la destruction des forces productives lors des crises, mais aussi lors des guerres, est une bonne nouvelle parce que ça lui permet de repartir la machine.
Voir des prolétaires ukrainiens mourir, souvent non belligérants, ne peut être vu comme quelque chose de positif, d’autant plus que rien ne démontre, dans les faits, que la Russie mène une guerre juste. Quand bien même il y aurait des prolétaires ukrainiens qui prennent les armes et combattent effectivement l’invasion russe, cela devrait se comprendre. Ils défendent leurs logements, maisons, milieux de vie et lieux de travail qui sont essentiels à la reproduction de leur force de travail. Il est absurde de les caractériser de pions et pantins de l’impérialisme américain.
Pour le moment, et plausiblement pour le reste du conflit, on ne peut pas dire que le prolétariat russe fasse les frais de la guerre, nonobstant la situation dans les républiques autoproclamées du Donbass. Les soldats de l’armée russe ne sont pas des prolétaires conscrits. Ils n’ont rien à défendre qui leur est propre. Ils sont là pour exécuter les ordres de Poutine et des oligarques russes. Il se peut que leurs conditions de vie comme soldats soient épouvantables et cela, même s’ils reçoivent des primes exceptionnelles qui leur donnent un revenu beaucoup plus élevé que la moyenne des Russes. En grande partie, cela incombe au fonctionnement de l’armée russe, les directives de son état-major et du pouvoir présidentiel de Poutine et de sa garde rapprochée. S’ils se révoltent contre leur état-major, ils auront notre soutien mais ce n’est pas le cas maintenant et ce qu’ils font ne sert que la classe dominante russe.
Sur la question du « défaitisme révolutionnaire »
Tout d’abord, il vaut la peine de citer Lénine sur la question : « Les partisans de la victoire de leur gouvernement dans la guerre actuelle, de même que les partisans du mot d’ordre : “Ni victoire ni défaite”, adoptent les uns et les autres le point de vue du social chauvinisme. Dans une guerre réactionnaire, la classe révolutionnaire ne peut pas ne pas souhaiter la défaite de son gouvernement ; elle ne peut manquer de voir le lien entre les échecs militaires de ce dernier et les facilités qui en résultent pour le renverser. Seul le bourgeois qui croit que la guerre engagée par les gouvernements finira de toute nécessité comme une guerre entre gouvernements, et qui le désire, trouve “ridicule” ou “absurde” l’idée que les socialistes de tous les pays belligérants doivent affirmer qu’ils veulent la défaite de tous les gouvernements, de “leurs” gouvernements. Par contre, une telle position correspondrait exactement à la pensée secrète de tout ouvrier conscient et s’inscrirait dans le cadre de notre activité visant à transformer la guerre impérialiste en guerre civile. »
Il faut se replacer dans le contexte de la Première Guerre mondiale où dans la plupart des pays belligérants européens, il existait une classe ouvrière en contact avec les idées socialistes. Les partis ouvriers de l’époque, on le sait, ont, pour une grande part créé une confusion en présentant la bourgeoisie des autres pays comme encore plus rétrograde que la leur et la leur plus progressiste que celle des autres pays. Ou encore, que le prolétariat avait intérêt à défendre sa patrie, ce qui en faisait en soi une guerre juste, et à participer effectivement au combat pour acquérir de la pratique – c’est l’argument invoqué par Mussolini pour justifier son positionnement chauvin1 – et ensuite prendre le pouvoir. Ces faux partisans de la classe ouvrière présentaient donc leur bourgeoisie comme menant nécessairement une guerre juste. Dans un tel contexte, les opportunistes ne pouvaient que souhaiter la victoire de leur propre bourgeoisie et s’y activer fermement.
La position de Lénine était tout autre. Presque tous les pays significatifs du continent européen avaient été entrainés dans la guerre. Les prolétaires souhaitaient le renversement de leur bourgeoisie et étaient de plus en plus réfractaires à la boucherie qui se déroulait et où chaque famille connaissait au moins un de ses membres mort, estropié, ou incapable de mener une vie civile normale. Les conditions d’une guerre civile dans chaque pays existaient. Il manquait la direction révolutionnaire clairvoyante devant rompre avec les directions réformistes corrompues des partis ouvriers. On pouvait donc transformer la guerre impérialiste en guerre civile.
Aujourd’hui, certains, « sérieusement », soutiennent qu’on doit souhaiter la défaite de l’impérialisme canadien qui est en lutte avec l’impérialisme russe. À ce qu’on sache, il n’y a pas eu de déclaration de guerre de la Russie envers le Canada et l’inverse n’est pas vrai. Bien sûr, l’impérialisme canadien comme l’impérialisme américain, souhaite affaiblir la Russie par Ukrainiens interposés. Mais ce n’est pas suffisant pour dire qu’il y a une guerre entre la Russie et le Canada, et encore bien moins pour dire qu’il existe des conditions pour lancer une guerre civile révolutionnaire maintenant pour défaire notre bourgeoisie. Le Canada ne perd pas de soldats issus de la classe ouvrière en Ukraine. Le Canada ne tue pas des prolétaires en Russie. On est très loin d’avoir les conditions pour transformer une guerre impérialiste en guerre civile.
Pour la Russie, en revanche, à mesure que la guerre se poursuivra, il y aura de plus en plus de ses soldats qui vont mourir. Il y aurait maintenant 15 000 Russes tués et 30 000 à 35 000 blessés2 depuis février 2022, ce qui est déjà autant qu’en huit ans de guerre en Afghanistan. Ces chiffres ne tiennent pas compte de la situation au Donbass entre 2014 et 2022. Les soldats morts ont des familles, et plus il y aura des familles endeuillées, plus la grogne pourrait se développer. Pour le moment, contrairement à la situation en Afghanistan, l’armée russe est encore constituée d’engagés et non pas de conscrits. S’il y a une conscription et une stagnation de la situation en Ukraine, bien sûr, des conditions existeront pour exercer le défaitisme révolutionnaire contre le gouvernement russe.
Pour ce qui est de l’Ukraine, le pays est agressé et les prolétaires ukrainiens, partisans ou non de leur gouvernement, sont attaqués par la Russie. En admettant que l’armée et les milices ukrainiennes utilisaient le cadre urbain pour créer des obstacles à l’avancée militaire russe, il n’en reste pas moins que des logements d’ouvriers ont été bombardés et que des prolétaires non belligérants sont morts sous les bombes russes. Par la force des choses, ils sont obligés de rejoindre la résistance. Nous ne sommes pas dans une situation où le terrain de la guerre était des tranchées, comme cela a été le cas de la Première Guerre mondiale. Les villes ukrainiennes sont un lieu de combat. La guerre prend ici un tournant juste pour les prolétaires d’Ukraine. Ici, l’expérience armée acquise par la force des choses et par l’obligation de défendre ses intérêts comme prolétaire pourra servir autrement. Comme les ouvriers seront armés, ils pourront forcer leur gouvernement à tenir compte de leurs intérêts dans la lutte et seront peut-être en mesure d’en tirer leur épingle du jeu.
Pour revenir à la situation par rapport à notre bourgeoisie canadienne qui profite de la guerre en Ukraine, effectivement, il n’est pas question de la lui rendre facile. La bourgeoisie canadienne utilise le moment pour engranger des profits grâce aux prix élevés des matières premières et des produits agricoles. Les prix actuels permettent d’écouler un pétrole provenant de sables bitumineux, dont les coûts de production réduisent considérablement la marge de rentabilité quand le prix de vente est bas. L’industrie céréalière canadienne aussi tire son compte de la pénurie mondiale qui s’annonce. La hausse ne s’explique pas seulement par la guerre en Ukraine puisque déjà avant celle-ci, les prix montaient. Néanmoins, la spéculation permet d’accroître davantage les profits. Le prolétariat doit mener la lutte contre ces profiteurs de guerre. C’est sans compter non plus l’industrie militaire, qui va pouvoir produire un nouveau stock d’équipements puisque celui actuel souvent passé date mais encore destructeur est envoyé en Ukraine. Pire encore, des entreprises canadiennes attendent la fin de la guerre en Ukraine pour offrir leurs services pour assurer la reconstruction du pays. C’est vrai que des entreprises russes attendent aussi de leur côté pour aller investir dans des territoires ukrainiens occupés directement ou indirectement par les forces russes, mais ce n’est pas une raison d’encourager des comportements de rapaces impérialistes.
La guerre pour la paix perpétuelle
Les prolétaires de chaque pays ne visent pas en soi la guerre. S’ils choisissent de s’engager dans la guerre civile, c’est pour créer les conditions pour établir une paix perpétuelle. En commentant la guerre contre le Japon, Mao la décrit ainsi : « Notre guerre est une guerre sacrée, juste et progressiste ; son but est la paix, non pas la paix pour un seul pays, mais la paix pour tous les pays du monde, non pas une paix temporaire, mais une paix perpétuelle. »
Par son mode de fonctionnement, le capitalisme carbure à la destruction des forces productives et des moyens de production. Les capitalistes trouvent utiles de telles destructions parce qu’elles permettent des reconstructions profitables. C’est l’argent qui fait de l’argent. L’accumulation de valeurs d’usage qui satisfont les besoins des prolétaires n’est pas un but des capitalistes. L’argent lié à la valeur d’échange des marchandises motive les capitalistes.
Détruire une partie de l’Ukraine, utiliser des armes pour ce faire, et ensuite reconstruire le pays et remplacer les armes, voilà un des motifs principaux de la guerre pour la bourgeoisie. Bien sûr, il y a des intérêts géostratégiques pour permettre à chaque bourgeoisie nationale d’avoir des conditions gagnantes pour son accumulation de capital. Le conflit ukrainien n’échappe pas à ces réalités. Dans l’Est de l’Ukraine, notamment le Donbass, il y a des ressources minérales notamment pétrolières et gazières non encore exploitées. Il y a aussi l’enjeu des centrales nucléaires qui produisent de l’électricité et qui était très dépendantes de l’entreprise russe Rosatom pour leur entretien jusqu’en 2014, où l’entretien des centrales ukrainiennes a commencé à être fait par les entreprises américaines General Electric et Westinghouse. Une Ukraine contrôlant ses hydrocarbures et ne dépendant pas de la Russie pour l’entretien de ces centrales serait en meilleur position pour négocier avec la Russie. Disons que pour le moment, la game se joue plus entre oligarques ukrainiens et oligarques russes, dont les enjeux de négociation ont des conséquences très meurtrières.
Mais il faudrait faire attention à réduire le conflit russo-ukrainien à une simple partie de rapport de force entre des oligarchies aux comportements violents et mafieux, parce que la solution ne peut pas être l’implantation d’un capitalisme civilisé comme, supposément, on aurait ailleurs dans les pays dits occidentaux. Le capitalisme dans chaque pays à ses débuts a toujours fait preuve de violence. L’expropriation des paysans anglais au XVIIIe et au XIXe siècle n’a pas été tendre. Plusieurs personnes autochtones, mexicaines, noires et immigrantes ont connu ce qu’était un capitalisme particulièrement agressif souvent supporté par la mafia et le crime organisé. Le capitalisme japonais a entretenu des liens très intenses avec les mafieux yakuzas, surtout quand il s’agissait de réprimer des syndicats ouvriers et des communistes. Que le capitalisme issu des anciennes républiques d’URSS ait un caractère mafieux et violent ne devrait pas surprendre.
C’est dans ce contexte que doivent se créer les conditions gagnantes pour une marche vers la paix perpétuelle. Celle-ci ne s’obtiendra, à long terme, que par l’abolition du capitalisme et l’instauration du socialisme qui doit s’appuyer sur les intérêts du prolétariat. Les deux grandes guerres avaient ouvert la porte vers ce mouvement. Il est indéniable qu’après la Première Guerre mondiale, la naissance de l’URSS a miné considérablement l’impérialisme. La Seconde Guerre mondiale a vu l’expansion du camp socialiste et le début de la décolonisation. Cependant, les contradictions internes inhérentes à la construction du socialisme qui dépendent grandement de la direction révolutionnaire consciente du mouvement n’ont pas trouvé de résolution, ce qui a donné le recul historique dont on peine à sortir encore aujourd’hui.
Est-ce à dire qu’il faudrait « espérer » une troisième guerre mondiale ? Rappelons-le, durant la première guerre, le prolétariat dans les villes et les campagnes loin des champs de bataille était relativement épargné du massacre concentré dans les tranchées. Une insurrection sous direction prolétarienne a pu avoir lieu dans plusieurs pays, même si elle n’a triomphé qu’en URSS. Pour ce qui est de la deuxième, il existait un pays encore socialiste, l’URSS, et il existait une force révolutionnaire en Chine aguerrie à la guerre populaire ainsi que différentes forces de guérilla et de résistance dans plusieurs pays menant une guerre civile révolutionnaire. Si l’insurrection ouvrière n’a pas joué un rôle majeur, sans nier que les directions communistes ne l’ont pas vraiment développé, il se peut qu’elle ait été empêchée par le fait que le prolétariat des différentes villes a connu des bombardements et des destructions massives. Les forces alliées bombardaient des villes françaises en pleine libération, en 1944 notamment. Ce ne sont pas des conditions gagnantes pour créer un mouvement insurrectionnel annexe à la guerre de partisans. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, les conflits qui ont eu lieu en Europe mais aussi au Moyen-Orient, ont vu des bombardements massifs de villes, ce qui fait que la guerre de guérilla, de milice ou de partisans sont les principales formes possibles d’action armée réalisable pour les forces révolutionnaires. On l’a vu dans l’ex-Yougoslavie, en Syrie, en Irak, etc.
Il serait absurde d’appeler le prolétariat ukrainien à mener une insurrection ouvrière urbaine pour renverser Zelensky et négocier une paix honorable et pérenne avec la Russie. Une telle action ne ferait que déstabiliser complètement le pays, voire pousserait une partie des oligarques ukrainiens actuellement hostiles à la Russie à rallier cette dernière. Maintenant, cas actuellement hypothétique, en admettant une force prolétarienne en Russie capable de diriger un mouvement de masse ouvrière contre la guerre et contre Poutine, les conditions d’une insurrection ouvrière sur le territoire russe pourraient exister et permettre aux forces prolétariennes ukrainiennes de se développer et envisager un éventail beaucoup plus large d’actions révolutionnaires. Le renversement du régime autocratique néo-tsariste de Poutine est certainement une clé pour l’avancée des forces révolutionnaires dans les ex-républiques soviétiques. Ici on ne parle pas d’un simple régime personnel mais plutôt d’un pouvoir qui a réussi à réaliser une alliance entre un réseau fort d’oligarques mafieux avec l’appareil de répression policière qui s’est assujetti toutes les autres composantes du bloc au pouvoir en Russie, dont notamment l’armée.
On ne peut reprocher au prolétariat ukrainien de rejoindre les milices déjà existantes mais, de fait, se mettre sous la direction politique de forces sociales dont la visée historique n’est pas du tout la libération du prolétariat. Néanmoins, dans le contexte géopolitique actuel, une pleine indépendance ukrainienne non seulement par rapport à la Russie mais aussi l’Europe et les États-Unis ainsi que les autres pays dans le monde qui aspirent à profiter de son déchirement politique représente une grande épine pour le pouvoir de Poutine, qui aspire à inféoder toutes les anciennes républiques soviétiques et tous les réseaux d’oligarques mafieux sans foi ni loi, prêts à se vendre au plus fort et offrant.
Une défaite russe en Ukraine signifierait-elle une victoire pour les États-Unis ? Pour le moment, la résistance ukrainienne compte sur ses propres ressources humaines et du matériel armé acheté. L’Ukraine, si elle gagne, n’aura rien à devoir aux États-Unis et à l’Europe, dont le soutien est somme toute capricieux et très intéressé. Pour la France et les États-Unis, les livraisons de camions anti-aériens Caesar et de lance-roquettes Himars représentent la possibilité de se doter d’une formidable vitrine d’exposition pour des armes redoutables pouvant être vendues ailleurs dans le monde. Pour les autres pays qui livrent de vieilles armes, il y a la possibilité de se doter d’un nouvel arsenal. Pour l’Allemagne, notamment, le prétexte russe est très utile pour redévelopper une militarisation plus poussée du pays, militarisation pas nécessairement souhaitable pour les autres pays européens et, peut-être, à long terme, pour l’impérialisme américain.
Ce qui représenterait une victoire pour les États-Unis, ce serait une victoire partielle des Russes qui contrôleraient de facto une partie du territoire ukrainien laissant un régime ukrainien affaibli complètement soumis à l’Occident. L’adhésion récente de la Suède et de la Finlande à l’OTAN résulte justement de cette situation où un pays envahi ne peut exercer sa souveraineté territoriale dans toutes ses frontières, ce qui fait craindre un tel scénario ailleurs aux frontières russes. Plus les tensions politiques se déroulent loin du territoire américain et à proximité de ses rivaux impérialistes, plus c’est utile pour les États-Unis. Développer les conditions gagnantes pour une paix perpétuelle ne sert pas l’impérialisme américain.
Mettre fin à l’impérialisme et au capitalisme
En aucun cas, la Russie ne joue le rôle de rempart face à l’impérialisme. Réduire ce dernier à la seule domination politique américaine, c’est oublier justement ce qui caractérise l’impérialisme. Ce dernier, on doit le rappeler, est le stade suprême du capitalisme. Le capitalisme, c’est l’anarchie de la production et la compétition entre grands groupes capitalistes. À la différence du capitalisme du XIXe siècle où la concentration du capital entre quelques groupes de capitalistes capables de s’entendre pour influencer les conditions du marché était encore relativement faible, celui à l’aube du XXe siècle permettait cette connexion entre grands groupes et voyait une complémentarité des processus de production, ce qui annonçait la possibilité pour qu’on puisse socialiser la propriété des moyens de production pour répondre à un plan national. Ce capitalisme monopoliste perdure encore. Lors de la dernière pandémie, l’État a pu commander à la bourgeoisie de réorganiser certains processus de production pour répondre aux besoins nationaux en termes d’approvisionnement d’équipements médicaux. Durant la première guerre, il sautait aux yeux de Lénine que la production nationale devenait de plus en plus planifiée par l’État bourgeois pour répondre aux besoins des pays pour la guerre. Si les forces productives étaient devenues autant socialisées qu’elles permettaient une planification nationale pour produire la destruction, pourquoi ne pas les utiliser pour de nouvelles forces productives plus puissantes pour répondre aux besoins du prolétariat ? Pour cela, il fallait bien sûr que le prolétariat prenne le pouvoir. Le capitalisme monopoliste représentait l’antichambre du socialisme. Il permettait encore une compétition féroce entre grands groupes bourgeois mais aussi une coopération quand ça faisait leur affaire. L’anarchie de la production, du point de vue des besoins collectifs nationaux voire internationaux, se maintenait. Mais, toutefois, les grands groupes avaient des processus de production tellement complémentaires que la planification collective était possible. Le problème n’était pas tellement le caractère social des forces productives insuffisant mais la propriété privée des moyens de production qui maintenait une économie où on privilégiait la profitabilité des bourgeois à la défaveur des intérêts collectifs notamment ceux du prolétariat, la force principale du peuple.
Le capitalisme, depuis Lénine, n’a pas tellement évolué du point de vue de la socialisation des forces productives, si ce n’est qu’elle est encore plus avancée au niveau mondial. La place de la rente foncière ou encore des produits financiers dérivés de tout acabit n’avait pas la même importance à l’époque de Lénine, mais ce ne sont que des épiphénomènes du régime de la propriété privée dont Lénine visait l’abolition. En fait, si l’abolition du capitalisme se posait à l’époque de Lénine, c’est encore beaucoup plus d’actualité aujourd’hui. La sophistication d’un régime d’exploitation ne change pas fondamentalement son caractère.
Dans la chaine impérialiste actuelle, les entreprises américaines civiles ou militaires cherchent des occasions d’affaires. Il en est de même des entreprises chinoises, allemandes, françaises et russes. Le capitalisme russe, par son caractère plus récent et émergent, fait preuve d’une plus grande agressivité pour se frayer une voie. Il n’a pas la même capacité performative que celui de la Chine et il dépend beaucoup de l’exploitation des matières premières et des ressources agricoles. Il n’en demeure pas moins qu’il est impérialiste et qu’une socialisation des forces productives existe en Russie.
Lénine avait expliqué que l’impérialisme, c’est la guerre. Il ne pointait pas plus l’Angleterre, la France, les États-Unis ou l’Allemagne comme impérialisme dominant. L’impérialisme résultait d’une compétition de puissances pour exporter leurs capitaux et développer des occasions d’affaires, faute de pouvoir les réaliser à l’intérieur de leurs frontières. Au début du XXe siècle, le monde était fini ; on ne pouvait pas trouver d’autres colonies pour exporter les capitaux. Le régime d’exclusivité de l’exportation des capitaux qui caractérisait le capitalisme avant la deuxième guerre a été aboli par la suite pour permettre une compétition entre toutes les puissances en rendant formalisée l’indépendance des anciennes colonies. Certes, il y a eu le développement d’un néocolonialisme et le développement de conflits militaires entre différents secteurs des couches dominantes de ces nouveaux pays dépendamment du camp impérialiste favorisé et donc non seulement l’exportation des capitaux, mais aussi l’exportation des zones de conflits militaires.
Si les capitaux ne s’exportent pas, ils peuvent se transformer en investissement immobilier ou financier mais ce phénomène ouvre la porte à des crises de suraccumulation de capital et à la destruction de forces productives pour en développer de nouvelles et relancer un cycle d’accumulation du capital. La guerre représente une occasion d’affaires parce qu’elle réalise une destruction massive de forces productives qui devront être remplacées. L’économie socialiste n’a pas les mêmes lois économiques et n’a pas besoin de cette destruction de forces productives pour se développer. Elle vise à répondre aux besoins du peuple et à ses valeurs d’usages, ce qui est tout le contraire du capitalisme.
Pour détruire le capitalisme, il faut le répéter, la force sociale qui va contribuer à sa destruction est le prolétariat. Celui-ci, dans chaque pays, doit s’organiser pour prendre le pouvoir. Dans chaque pays, il y a des situations particulières. Dans un pays où les campagnes demeurent semi-féodales, on doit tenir compte du rôle social de la paysannerie. Dans un autre, il y a les questions nationales. Le but du prolétariat est de diriger un processus de transformation sociale qui permet d’avancer vers le socialisme et le communisme.
L’intérêt du prolétariat ukrainien pour le moment est de défendre la souveraineté de son pays et se préparer à diriger la lutte de manière conséquente contre les oligarques russes. Ce ne sont pas les oligarques ukrainiens qui seront les plus conséquents là-dedans. La Russie n’a plus rien à voir avec le socialisme ni non plus avec la grande guerre patriotique dont le but était de chasser les nazis allemands qui occupaient effectivement le pays. L’OTAN n’occupe pas l’Ukraine et donne une aide qui n’en est pas vraiment une.
Du point de vue de la paix perpétuelle, le mieux serait un retrait complet, inconditionnel et immédiat de la Russie, mais cela ne se fera pas tant que le régime autocratique de Poutine restera en place. Pour affaiblir le pouvoir de Poutine, la lutte pour l’indépendance ukrainienne représente actuellement le facteur qui va y contribuer.
M. Leclair
1 Mussolini venait de l’aile maximaliste du mouvement socialiste pour qui la lutte armée et la guerre en soi étaient nécessaire pour développer le caractère révolutionnaire du prolétariat. Le but socialiste et les intérêts du prolétariat devenaient très accessoires. Effectivement, Mussolini a ensuite abandonné le socialisme, attaqué le prolétariat et instauré un régime fasciste dont le but était de coloniser d’autres pays.
2 Selon des informations livrées par Richard Moore, le chef du renseignement extérieur britannique (MI6).