Les publications en langue française sur l’une ou l’autre des deux plus vieilles guérillas maoïstes qui poursuivent une activité militaire dans le cadre d’une stratégie de guerre populaire prolongée, aux Philippines et en Inde, sont peu nombreuses. Certains textes ou prises de position du Parti communiste des Philippines et du Parti communiste d’Inde (maoïste) ont certes été traduits en français, mais l’essentiel de la littérature sur ces importants mouvements – reportages, rapports, analyses ou publications de ces organisations elles-mêmes – n’est accessible qu’en langue anglaise, dans le meilleur des cas. La parution récente, aux Éditions de la rue Dorion, de la traduction d’un ouvrage de l’anthropologue Alpa Shah, publié originalement en 2018 sous le titre Nightmarch: Among India’s Revolutionary Guerrillas, est donc digne de mention pour tout francophone intéressé par la guérilla naxalite en Inde, dont l’origine remonte à la fin des années 1960. Non seulement du fait de son unicité, mais par la pertinence et la qualité des observations de son autrice.
Britannique d’origine indienne, Alpa Shah est professeure d’anthropologie à la London School of Economics. Pour son terrain de thèse, rappelle l’éditeur, elle a vécu plus de trois ans dans un village tribal d’une région pauvre de l’Est de l’Inde, le Jharkhand, où la guérilla maoïste est présente et solidement implantée. L’ouvrage qu’elle a publié en 2018 n’est pas le premier dans lequel elle évoque l’activité des Naxalites ; elle a notamment réalisé pour la BBC le documentaire audio India’s Red Belt en 2010 [1].
Traduit avec soins, Le livre de la jungle insurgée raconte l’intégration de l’autrice, en 2010, à l’occasion d’une marche de sept nuits avec une escouade de l’Armée populaire de libération et de guérilla, qui l’amènera à parcourir plus de 250 kilomètres à travers les forêts denses et accidentées de l’Est de l’Inde. Lors de son séjour de trois ans dans le Jharkhand – en plein cœur de l’opération Green Hunt déployée par l’État indien pour écraser la guérilla maoïste –, Alpa Shah avait manifesté son intérêt à interviewer un dirigeant du comité central du Parti communiste d’Inde (maoïste). L’invitation est arrivée en février 2010, d’où son embarquement dans une escouade de la guérilla, qui l’accompagnera jusque dans l’État voisin du Bihar, où la rencontre aura lieu. Vétéran du mouvement naxalite, Bimalji est un fondateur du Centre communiste maoïste (MCC) – l’une des trois organisations dont la fusion en 2004 a donné naissance au Parti communiste d’Inde (maoïste).
Bien qu’elle en fasse évidemment état, la rencontre avec ce dirigeant n’occupe que quelques pages de l’ouvrage de l’anthropologue. Le récit des sept nuits qu’elle a passées avec la guérilla est sans nul doute captivant. Il aurait pu n’être qu’anecdotique, mais ce n’est pas du tout le cas ; il bénéficie en effet de la profonde connaissance qu’a l’autrice de la réalité des rapports sociaux qui caractérisent les communautés d’Adivasis [2] et plus généralement, des contradictions de la société indienne. À la fois admirative et critique de la guérilla naxalite, son récit offre de nombreux repères et indices qui témoignent du profond ancrage de cette dernière dans la réalité de ces communautés. La réalité quotidienne de la guérilla, son potentiel fortement émancipateur – en particulier pour les femmes qui s’y joignent –, mais aussi ses difficultés et contradictions sont au cœur du journal de bord de l’autrice. Les impacts de la répression et de l’offensive contre-révolutionnaire brutale du régime indien y sont présentés avec tout ce que cela comporte, y compris quant aux perspectives de développement, voire tout simplement de persistance de la guérilla, dont l’autrice reconnaît qu’elle est en position de survie.
Dans la préface à l’édition française qu’elle a rédigée, Alpa Shah écrit : « L’Inde est en passe de devenir une gigantesque prison. […] Les libertés sont brutalement attaquées, les populations sont dépossédées de leurs moyens de subsistance, les inégalités explosent. […] Dans les villages où j’ai vécu et mené mes recherches en tant qu’anthropologue, tout le monde peut témoigner des blessures qu’inflige la police lors des séances de torture, qu’on les ait subies personnellement, qu’on en ait été témoin ou qu’on ait aidé à les soigner. Ces récits parlent de décharges électriques, de brûlures au fer rouge, de passages à tabac, de personnes suspendues tête en bas, pieds et poings liés. »
L’autrice se désole que l’État ait instrumentalisé le mouvement naxalite pour justifier une escalade de la répression, qui vise à museler l’ensemble du pays : « La publication de ce livre en France [et au Québec] est pour moi une manière de faire connaître ces enjeux et de donner un visage à ceux et celles dont les vies ne doivent pas être effacées […]. La subversion n’est pas seulement essentielle à la démocratie ; elle est fondatrice de notre humanité. Dans un contexte où les élites indiennes s’emploient de plus en plus à brouiller la distinction entre justice sociale et terrorisme, la solidarité internationale sera décisive. » Puisse en effet la parution de son ouvrage en langue française y contribuer.
Éric Smith
Disponible à la Maison Norman Bethune:
Alpa Shah, Le livre de la jungle insurgée, Éditions de la rue Dorion.
[1] Ce dernier est toujours disponible à l’adresse suivante : https://www.bbc.co.uk/programmes/b00s7dvr.
[2] Le mot « adivasi » est utilisé en Inde pour désigner les personnes qui descendent de celles qui habitaient le territoire avant les invasions aryennes et turques musulmanes, et qui vivent encore majoritairement dans les forêts. Officiellement, l’État indien reconnaît plus de 700 communautés (ou « tribus ») adivasies, par ailleurs exclues du système des castes. On parle au total de plus de 100 millions de personnes, principalement regroupées au centre de l’Inde.