Texte paru dans le n° 1 des Cahiers du Réseau, publiés par la Maison Norman Bethune en appui à la formation du Réseau des comités de travailleurs :
Depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février dernier, un florilège de positions politiques très contradictoires s’est répandu dans la gauche et l’extrême-gauche. Dans les positions les plus problématiques, il y a celles où la Russie est décrite comme la victime et que son intervention en est une de riposte à une agression de l’OTAN, l’Ukraine n’étant qu’un pion et les ouvriers ukrainiens totalement gagnés au « nazisme ». Dans ce contexte de cinquième dimension, le devoir du prolétariat deviendrait de soutenir le défaitisme révolutionnaire dans tous les pays de l’OTAN et en Ukraine, mais pas en Russie qui serait la seule victime. Dans les positions plus nuancées qui reconnaissent minimalement l’agression, l’unique appel à un cessez-le-feu qui s’appliquerait à tous les belligérants revient à reconnaître la politique du fait accompli par la Russie, qui négocie en plaçant un revolver sur la tempe de l’agressé. Malgré qu’il y ait eu un agresseur dans l’escalade, la victime devrait faire un bout de chemin dans la désescalade, selon ce point de vue.
Bien sûr que la situation ne soit ni noire ni blanche et que l’OTAN a joué sa partie et continue de la jouer à son bénéfice, on doit néanmoins distinguer qui est l’agresseur et qui est l’agressé. Pour un prolétaire ukrainien conscient politiquement, cela doit faire partie de son analyse. Il appartient ensuite aux prolétaires des autres pays de lui accorder sa solidarité. Aux arguments qui réduisent le tout à du positionnement géostratégique, on doit répondre en s’appuyant sur une analyse de classe et une analyse de la question nationale en Ukraine.
Le contexte de la dislocation de l’URSS n’est pas étranger à la situation d’aujourd’hui. Les autres éléments historiques qui remontent à la Grande Russie, s’ils sont intéressants, servent plus le narratif de Poutine et ne sont pas vraiment pertinents pour expliquer la situation actuelle. Remarquons qu’on parle de dislocation de l’URSS, ce qui veut dire que la Russie n’est pas l’héritière de l’histoire de l’URSS, y compris de la lutte menée contre le fascisme par les masses soviétiques durant la Deuxième Guerre mondiale. C’est oublier le rôle des prolétaires et paysans, soldats et partisans, non seulement russes mais aussi ukrainiens, biélorusses et autres qui se sont levés contre l’invasion fasciste.
Le concept de défaitisme révolutionnaire n’a jamais été aussi malmené qu’actuellement. Alors que Lénine l’avait pensé comme une arme pour faire passer la guerre impérialiste au stade de guerre civile vers le socialisme, on en entend qui demandent aux prolétaires ukrainiens de l’appliquer à leur propre bourgeoisie, donc de collaborer avec la puissance occupante ou encore, dans les pays occidentaux, de supporter la politique de la Russie en imputant le conflit à l’OTAN.
Si les États-Unis conservent leur capacité de projeter leur puissance militaire à l’étranger et l’exploitent, cela ne nous empêche aucunement de reconnaître que la Russie est l’agresseur dans le conflit présent. Que les impérialistes américains et occidentaux profitent de la situation pour relancer leurs dépenses militaires et les risques de guerre inter-impérialistes, bien sûr qu’on en tient compte et qu’on va le combattre. Mais cela ne se fera jamais en substituant une analyse géostratégique, qui présente la Russie comme une libératrice en lutte contre le géant américain et réduit tous les conflits politiques régionaux à une extension de cette lutte imaginaire, à une analyse de classe.
L’oligarchie postsoviétique
Une des clés pour comprendre la guerre entre l’Ukraine et la Russie est le caractère particulier des couches dirigeantes dans les différentes républiques qui ont succédé à l’éclatement de l’URSS. À part peut-être dans les États baltes, dans les faits, il n’y a pas de différences énormes entre les oligarchies qu’on retrouve au pouvoir dans les différentes républiques. À l’époque de l’Union soviétique, il y avait une bourgeoisie d’État. Les moyens de production n’appartenaient pas comme tel à l’État, mais aux entreprises nationalisées qui pouvaient établir des alliances commerciales entre elles pour, jusqu’à un certain, compétitionner d’autres entreprises d’État. Il y avait, certes, une certaine planification nationale et les entreprises devaient répondre aux commandes, mais cela ne garantissait pas vraiment une planification collective de l’économie soviétique. Si les divergences entre les différents dirigeants d’entreprises nationalisés étaient moindres que ce qu’on rencontrait en Yougoslavie, où la gestion économique était beaucoup plus décentralisée et le marché beaucoup plus libre, elles existaient tout de même en URSS. Il était notoire qu’il existait un grand marché noir en URSS et que plusieurs capitalistes d’État en ont tiré un avantage. Par ailleurs, il était aussi notoire qu’il y avait des réseaux mafieux qui collaboraient avec certains capitalistes d’État. Il n’est pas difficile de comprendre qu’avec les privatisations qui ont suivi l’éclatement de l’URSS, les anciens capitalistes d’État et les mafieux en ont profité pour mettre la main sur les actifs privatisés, parce qu’ils avaient un petit capital privé au noir qui leur permettait de se les procurer.
Étant habitués à contourner les règles, à jouer du bras et à se servir des contacts politiques, les règles du marché libéral instaurées par Eltsine et les autres dirigeants des ex-républiques soviétiques n’ont pas servi à construire un capitalisme du même type que celui connu en Occident, où les magouilles politiques et les interventions mafieuses sont quand même un peu plus contenues, même si elles existent. Le capitalisme, dans son accumulation primitive, a connu des moments de rapines et de banditismes. Historiquement, d’anciens secteurs mafieux en sont venus à jouer les règles légales et se sont transformés, alors que de nouveaux secteurs mafieux jouent sur les deux plans en accumulant sauvagement de l’argent et la lavant dans les réseaux légaux.
Les réseaux capitalistes d’État dans l’ancienne URSS se faisaient aussi en fonction des clivages nationaux. On comprend que les dirigeants politiques des différentes républiques entretenaient des relations privilégiées avec leurs secteurs capitalistes d’État nationaux. Ils pouvaient s’en faire leurs porte-paroles au niveau de toute l’Union et pouvaient y trouver certains avantages financiers. À ce processus de corruption grandissante et de décentralisation politique vers les républiques, on n’a pas opposé une politique prolétarienne révolutionnaire.
Le problème n’était pas tant dans la reconnaissance de réalités nationales distinctes, mais plutôt dans le développement du capitalisme d’État, de la corruption et de l’abandon du marxisme-léninisme au sein du Parti communiste. Quand les marxistes-léninistes n’exercent plus de direction sur les partis communistes et que ceux-ci ne servent plus que de lieux de régulation des espaces de pouvoir entre les différents secteurs de la bourgeoisie d’État, on ne peut pas se surprendre que tôt ou tard, le Parti communiste n’allait plus servir à rien, ni non plus l’URSS.
Tout dépendant des liens existants entre les différents secteurs capitalistes d’État dans les anciennes républiques, la position vis-à-vis de la Russie et de ses oligarques allait varier dans les différentes républiques. Dans les pays baltes, où les oligarques étaient davantage en mesure de fonctionner selon les règles dominantes en Occident, mais aussi d’accueillir des investissements étrangers qui ne détruisaient pas trop leurs prérogatives, l’intégration à l’Europe a été privilégiée aux dépens de la relation avec la Russie. Au Belarus, étant donné que les oligarques avaient besoin d’une protection plus poussée de l’État, les investissements étrangers européens ont été limités. Cela dit, Loukachenko a aussi tenté de faire des affaires avec l’Occident et d’obtenir des investissements américains, de manière à réduire sa dépendance à la Russie de Poutine, mais ce dernier a rappelé que le Belarus avait tout avantage à se soumettre, voire s’écraser face à la Russie, s’il voulait se maintenir au pouvoir.
En Ukraine, dans les débuts, l’enlignement allait plus vers la Russie que vers l’Europe. Or, l’écroulement économique de la Russie sous Eltsine et la vétusté de l’industrie dans l’est du pays, qui demandait de forts investissements, ont forcé l’Ukraine à chercher des investissements ailleurs. À cela s’ajoutent des enjeux nationaux. Dans l’Est en bordure de la Russie et en Crimée, on retrouve plusieurs populations d’origine ethnique russe, qu’on ne doit pas confondre avec des populations russophones qui se considèrent ukrainiennes ethniquement. Il se trouve que l’industrie lourde et l’exploitation des ressources naturelles se réalisaient dans l’Est, là où se concentrent les russophones. Les ententes économiques avec l’Europe auraient mis à mal ces secteurs.
Les oligarques ukrainiens n’ont pas tous les mêmes intérêts. Si ça se trouve, un des oligarques qui a soutenu l’élection de l’actuel président Zelensky, Ihor Kolomoïsky, vient de secteurs qui appuyaient l’ancien président Ianoukovytch, décrit par les Occidentaux comme prorusse. Ce même Kolomoïsky, pourtant juif comme Zelensky, a financé la mise sur pied du bataillon Azov, qui a combattu les républiques autoproclamées de Louhansk et du Donetsk appuyées logistiquement par la Russie. L’idée ici est de savoir que les oligarques ukrainiens jouent des rôles très ambigus. Leur caractère mafieux et opportuniste politiquement est notoire. Si ça se trouve, le bataillon Azov, décrit comme d’extrême droite, recrute des mafieux et des fiers-à-bras dont leur première loyauté va envers les oligarques qui les financent, mais qui comprennent aussi que leurs intérêts divergent de ceux des Russes.
Du côté russe, le portrait des oligarques n’est pas plus glorieux. On retrouve les mêmes réseaux mafieux, la même corruption politique et les mêmes liens sulfureux avec des fiers à bras d’extrême droite. La seule différence, et elle est de taille, c’est que l’oligarchie russe a des liens avec un des complexes militaro-industriels et une des armées les plus puissantes au monde capable, d’imposer une domination politique envers des petites nations sans trop de capacités militaires.
La question nationale ukrainienne et le chauvinisme de grande nation russe
La position de Lénine quant à la question nationale dans l’empire russe était à l’effet de reconnaitre l’existence des différentes nations et lutter contre le chauvinisme de grande nation russe. Cette position a orienté ce que devait être l’URSS, soit une union de différentes républiques et une reconnaissance du caractère national de chacune. Il aurait aimé mieux un État unitaire avec des pouvoirs accrus pour des communes comme c’était le cas en France, mais la composition multinationale de l’ancien empire russe et de l’URSS ne le favorisait pas, au risque de former une strate étatique de bureaucratiques accaparant des pouvoirs aux dépens des communes locales.
Il reconnaissait à l’Ukraine et à la Biélorussie un caractère national spécifique par rapport à la Russie, malgré une proximité entre leurs langues dont un chauvinisme aurait pu gommer les différences, assimilant l’ukrainien et le biélorusse à des dialectes d’une même langue. Si Lénine reconnaissait ces nations, c’est tout simplement parce qu’elles existaient. Mais voilà, pour Poutine, ces nations n’existent pas. Il le dit nommément dans un discours prononcé le 21 février, où il affirme ni plus ni moins que l’Ukraine est une création des bolchéviques. « La seule chose que je souhaite dire aujourd’hui c’est d’expliquer ce qui s’est produit. Les faits historiques. Comme je l’ai déjà indiqué, la République soviétique d’Ukraine est le résultat de la politique bolchévique et peut être nommée véritablement “l’Ukraine de Vladimir Lénine”. Il en a été le créateur et l’architecte. ». Dans ce discours, il y a des mentions explicites à la Crimée et au Donbass comme des terres russes qui ont été octroyées à l’Ukraine par les communistes.
Maintenant, si les Russes font preuve de chauvinisme de grande nation, qu’en est-il de la situation des russophones du Donbass ? Il est vrai qu’après ladite révolution de Maïdan de 2014, il y a eu la proclamation de plusieurs républiques autoproclamées dans l’Est russophone, dont seules celles de Louhansk et Donetsk ont survécu. La répression ukrainienne contre le soulèvement fut terrible : environ 11 000 morts la première année, dont une majorité de civils. Depuis, bien que l’Ukraine lors des accords de Minsk II s’était engagée à discuter avec les séparatistes pour trouver une solution, rien ne fut fait, hormis la continuation des bombardements et près de 3 000 morts. Zelensky fut élu avec le mandat de négocier avec les séparatistes et d’honorer les accords de Minsk II, mais il n’a pas rempli son engagement électoral. Rappelons que non seulement la Russie et le Belarus participaient aux accords de Minsk II, mais la France et l’Allemagne également. Notons aussi que le Belarus de Loukachenko ne s’est pas posé en simple marionnette de Poutine, mais en véritable intermédiaire, sans doute parce qu’il voit un intérêt au respect de l’intégrité territoriale de l’Ukraine.
Pour la Crimée qui a été offerte à l’Ukraine en 1956 et qui a été occupée par la Russie en 2014, il y a eu un référendum où 96,77 % de la population s’est prononcé pour l’annexion à la Russie. Jusqu’en février 2022, la Russie ne reconnaissait pas les républiques autoproclamées, ce qui revenait à dire qu’elle reconnaissait la souveraineté territoriale ukrainienne sur ces territoires, ce qui n’est plus le cas maintenant. Poutine a prétexté un génocide contre les populations russophones du Donbass pour justifier l’intervention russe. Mais si c’était le cas et s’il y avait une base légale en droit international, pourquoi cela n’a-t-il pas été soumis aux Nations-Unies s’il y avait effectivement génocide? Il y a une différence entre un génocide et une non-reconnaissance de droits nationaux et linguistiques.
Dans certaines ex-républiques soviétiques, les droits alors consentis à la langue russe ont disparu. Or voilà, dans la totalité de ces républiques, il y a eu un brassage de populations qui fait qu’on retrouve beaucoup de Russes vivant dans plusieurs de ces ex-républiques. La langue russe garde encore une place importante dans ces républiques, où 45 % des personnes parlent russe. Cela ne veut pas dire cependant qu’ils proviennent de Russie ou qu’ils s’identifient comme russes.
Il reste que dans certaines républiques, des russophones s’identifient comme russes et réclament des droits spécifiques. Non seulement en Ukraine, mais aussi en Moldavie, il existe des républiques russophones auto-proclamées. En Géorgie, la Russie reconnait l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Même si la langue officielle de ces entités reconnues par la Russie n’est pas le russe, il reste que celle-ci y a une force d’attractivité très importante. Les républiques baltes aussi comportent d’importantes minorités russes. La Russie peut, si besoin est, instrumentaliser ces minorités à son bénéfice, de manière à marquer sa présence dans l’espace ex-soviétique. Certains courants chauvins, notamment autour du sulfureux Alexandre Douguine, souhaitent utiliser ces minorités pour étendre la puissance de la Russie et sa domination dans cet espace.
Guerre d’agression ou guerre inter-impérialiste ?
Pour justifier son intervention en Ukraine, le principal prétexte invoqué par Poutine était la situation au Donbass et les droits de la minorité russe. En même temps, la demande de l’Ukraine de rejoindre l’OTAN, ses liens militaires de plus en plus étroits avec cette alliance (formation, système ukrainien de contrôle des troupes intégré à l’OTAN, armes aux standards des armées occidentales, etc.) et le fait que, malgré une promesse à Gorbatchev de ne pas étendre l’OTAN à l’est, cela s’est fait et qu’on a même annoncé en 2008 l’intégration de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN, tout cela, bien sûr, inquiète la Russie.
Dans son discours du 21 février avant l’invasion, Poutine réitère ses demandes à l’OTAN. L’OTAN doit ne pas s’étendre. Elle ne doit pas non plus déployer des armes à la frontière de la Russie. En plus, on doit ramener la capacité et l’infrastructure militaires du bloc en Europe là où elles étaient en 1997, date où fut signé l’acte fondateur OTAN-Russie, qui en principe, devait assurer une certaine coopération militaire et une détente. La dernière demande revient à dire que l’OTAN ne pourra supporter que la Pologne, la Tchéquie et la Hongrie en cas d’invasion, mais pas les autres pays qui ont adhéré après, dont la Roumanie et les pays baltes.
Il est évident qu’au niveau international, il y a une puissance qui est en mesure de projeter ses capacités militaires sur d’autres continents, et ce sont les États-Unis. Avoir des pays alliés à la frontière signifie pour les États-Unis de pouvoir y déployer des troupes, avoir des bases et des missiles sans être obligé d’organiser un débarquement sur des plages, ce qui peut être très couteux en vies humaines. De plus, étant propriétaires de la plus grande flotte de porte-avions au monde, les États-Unis peuvent aussi assurer des bombardements aériens sur différentes cibles tactiques et stratégiques. Pouvoir exporter la guerre, nourrir un complexe militaro-industriel en quête de profit et tout cela sans être inquiété de trop en subir des conséquences néfastes au niveau des infrastructures aux États-Unis, cela confère évidemment un avantage indéniable que l’URSS, et, aujourd’hui, la Russie ne peuvent avoir.
La Russie maintient un arsenal nucléaire important, légèrement supérieur à celui des États-Unis. Mais son utilisation comporte des conséquences très néfastes de part et d’autre, ce qui fait qu’on évite de l’utiliser. La dissuasion doit se faire avec d’autres armes et d’autres capacités. Ce qui a toujours protégé la Russie d’une invasion était le fait qu’il fallait traverser un vaste territoire pour atteindre Moscou, sa capitale, pour décapiter la direction politique et militaire du pays. Pour le moment, théoriquement, les frontières les plus près de Moscou se trouvent dans les pays baltes, à plus de 800 km de distance. Avec l’Ukraine, la distance avec Moscou est réduite légèrement. En revanche, ce sont deux fronts qui s’ouvrent.
Au cours des dernières années, la Russie a développé de nouvelles armes non nucléaires difficilement détectables, en mesure d’infliger des dégâts majeurs. La Russie a développé des armes de rupture stratégique, les missiles hypersoniques Kinjal et Avangard, qui peuvent lui conférer à terme une avancée technologique et militaire. Un missile Kinjal a été utilisé pour attaquer une base dans l’Ouest ukrainien. Cette utilisation a été présentée comme étant un aveu de faiblesse d’un Poutine incapable d’avancer avec des capacités militaires plus traditionnelles. Mais l’utilisation pratique montre que l’arme existe. Une autre arme puissante est la torpille Poséidon qui, dans la mer, peut se déplacer sans équipage, sans arrêt, étant mue de manière nucléaire et pouvant détruire facilement des porte-avions et des ports sans être détecté, ce qui affecterait la marine américaine et sa capacité de projection.
La Russie laisse entendre qu’elle a une avance technologique de quelques années sur les États-Unis. Est-ce vrai ? Y a-t-il une part de bluff? Peut-être pas assez pour détruire toute la capacité de projection américaine, mais assez pour la réduire, ce qui enlèverait aux É.-U. un rapport de force face à la Chine, l’autre rival impérialiste majeur. Il est plausible de penser que la Russie utilise une fenêtre d’opportunités qui ne se présentera pas dans le futur. Par ailleurs, Poutine vieillit et il ne sera pas là longtemps. Ses successeurs seraient-ils en mesure de poursuivre sa politique, avec ce qu’il conçoit être de la fermeté, et saisir les opportunités ? Ce sont des considérations géostratégiques intéressantes qui existent et expliquent le positionnement de la Russie, mais pas nécessairement celui que doit prendre le prolétariat dans les circonstances.
Advenant que la Russie saisisse une fenêtre d’opportunité qui lui permet de se déployer, cela élimine l’argument qu’elle est victime de la provocation impérialiste américaine, puisqu’elle est capable de rivaliser avec la puissance américaine. La Russie envahit donc l’Ukraine au moment où ses adversaires impérialistes ne sont même pas en mesure d’assurer un minimum d’appui militaire capable d’empêcher l’agression.
L’Ukraine, en tant que pays souverain, a le droit de réclamer des armes. De toute manière, les puissances impérialistes et les pays membres de l’OTAN ont beaucoup de vieux stocks militaires à refiler dont, par exemple, des avions MIGs de l’époque soviétique, possédés par la Pologne, que les pilotes ukrainiens peuvent utiliser et qui pourront être remplacés par des avions produits par le complexe militaro-industriel américain ou français. Les rapaces seront toujours là pour profiter de la misère des peuples.
L’Ukraine est un tout petit pays, a priori incapable de tenir tête sur le plan militaire à l’agresseur russe. Néanmoins, du fait qu’elle est agressée et qu’elle n’a pas attaqué militairement la Russie, elle a acquis un avantage politique évident, la rendant en mesure de mobiliser sa population largement pour supporter une résistance de longue durée contre l’envahisseur. Cela force la Russie à gagner du terrain rapidement avec ses seules capacités militaires ; autrement, plus elle reste longtemps en Ukraine, plus elle est perdante.
La position du prolétariat
Nous avons bel et bien affaire à une invasion et une agression militaire de la base d’une grande puissance impérialiste contre un pays incapable d’assurer une défense armée viable de son territoire. Il ne s’agit pas de céder face à la propagande occidentale, mais d’une analyse objective qui part de faits qui, à la face même, nous amènent à prendre cette position. La défense de la souveraineté n’en est pas une de soumission à un nationalisme par rapport à un autre, mais une position de principe.
Le prolétariat aspire au contrôle des moyens de production dans les usines, mais aussi dans l’économie nationale. C’est sa mission historique. C’est par le contrôle politique de l’appareil d’État et de la nation que le prolétariat va contrôler et posséder les moyens de production. Si une puissance étrangère, par le biais d’un pouvoir fantoche ou directement, contrôle les destinées d’un pays, le prolétariat devient obligé de lutter contre la puissance étrangère pour éventuellement prendre le contrôle des moyens de production. Il devra nécessairement la défaire et se préparer pour le faire. Le prolétariat ne peut pas choisir de rester en retrait, du moins trop longtemps, laisser passer la parade et, une fois une prise de contrôle effective de l’agresseur, lancer l’offensive. Sauf peut-être dans certaines régions russophones de l’Ukraine, des prolétaires, spontanément, prennent part à la lutte de résistance. Une force d’avant-garde ukrainienne ne peut pas nier cette réalité et doit viser à rejoindre ces prolétaires.
Nous ne sommes pas ici dans la situation où deux puissances impérialistes majeures dont les forces réciproques ne sont pas trop disproportionnées s’affrontent. Dans un tel cas, le prolétariat peut adopter une position de défaitisme révolutionnaire et lancer une guerre civile contre son propre gouvernement, contribuer à sa défaite, et ensuite prendre le pouvoir, étant donné que les deux puissances s’affaiblissent militairement et qu’il se crée avec le temps une fatigue de la population envers la guerre. De toute manière, le défaitisme révolutionnaire n’a de sens que si on peut construire le camp de la révolution. Dans la France occupée de la Deuxième Guerre, avoir défendu le défaitisme révolutionnaire aurait été absurde et aurait consisté à joindre la collaboration. En joignant la résistance, en en devenant une des, sinon la force la plus active, les communistes ont pu prendre un ascendant qui, à la libération, leur a permis d’influencer la politique française durant un certain temps.
Maintenant, dans la nation qui agresse, il est du devoir des communistes de mener la lutte contre la politique de leur État et de soutenir les soldats qui désertent, comme ce fut le cas aux États-Unis durant la guerre du Viêt-Nam.
En Ukraine, sommes-nous dans un cas où le défaitisme révolutionnaire s’applique ? L’Ukraine, on le sait, ne fait pas partie de l’OTAN, et les puissances impérialistes n’ont pas déclaré la guerre à la Russie. Le discours de « libération » que proclament les Russes ne vaut pas plus que celui que tenaient les Américains lors de l’invasion de l’Irak. Rappelons aussi que lors de la pénétration du territoire ukrainien, l’occupation ne s’est pas faite seulement sur le territoire des républiques autoproclamées, mais aussi aux abords de Kiev, à Kharkov et dans les régions près de la Crimée. Le but de l’opération militaire était clairement de détruire l’armée ukrainienne qui se concentre en grande partie dans l’est du pays, surtout à proximité des républiques de Donetsk et de Louhansk. En Géorgie, quand les troupes russes se sont portées à la défense de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, s’il y a pu avoir une partie des territoires géorgiens au-delà de ces régions momentanément occupées, le but n’a jamais été d’éliminer l’armée géorgienne et d’occuper le territoire pour viser un éventuel rattachement.
On comprend qu’en Russie et en Ukraine, où les conceptions révisionnistes ont obscurci considérablement la conscience révolutionnaire prolétarienne, il n’y a pas encore comme telles des forces révolutionnaires significatives et conséquentes pour tirer parti d’une participation active à une lutte de libération nationale, dans le cas de l’Ukraine, ou en mesure de transformer le défaitisme révolutionnaire en force pour diriger une guerre civile contre le pouvoir de Poutine. C’est vrai à court terme.
Mais tôt ou tard, comme pour toutes les nations qui ont envahi d’autres nations, l’agresseur a presque toujours subi une défaite. Le Japon a été sorti de la Chine. La France et les États-Unis ont subi le même sort au Viêt-Nam. L’URSS révisionniste a aussi connu un échec majeur en Afghanistan, qui a joué un rôle important dans sa dissolution. Dans les processus de libération nationale, la prise des armes par les forces issues des classes populaires a donné à ces dernières des capacités qui, tôt ou tard, étant donné que les contradictions de classes sont toujours là, ont pu mener à développer des noyaux populaires révolutionnaires.
Ni les oligarques ukrainiens, ni leurs homologues russes n’ont intérêt à ce que se développe une conscience révolutionnaire indépendante parmi le prolétariat et les classes populaires. La nécessité de la vie et des intérêts de classe peut contribuer à clarifier la conscience de classe.
Soutenir le peuple ukrainien ne revient pas à appuyer notre bourgeoisie et ses magouilles impérialistes. Les différents gouvernements impérialistes annoncent des hausses phénoménales des dépenses militaires. Le NPD appuie l’achat de F-35 et l’enrichissement du complexe militaro-industriel. Le problème avec les dépenses militaires a trait à leur utilité. Leur utilité se retrouve dans l’effet dissuasif au niveau défensif ou dans leur utilisation effective pour conquérir de nouveaux territoires et y développer des occasions d’affaires directes ou indirectes. La seule conquête pour assurer une sécurisation, si elle entraine des coûts considérables, doit être contrebalancée économiquement quelque part. Plus les dépenses militaires augmentent, plus elles vont s’accompagner d’une politique belliqueuse de la part des grandes puissances. La relance économique de l’Allemagne s’explique en grande partie par un accroissement des dépenses militaires. Tôt ou tard, cela devait servir. L’URSS a accru ses dépenses militaires, mais ne les a jamais vraiment rentabilisées en organisant la conquête d’autres pays. Ajouter des armes nucléaires que, plausiblement, on n’utilisera jamais ne sert pas à grand-chose, surtout si on a un arsenal déjà suffisamment dissuasif.
Dans les pays impérialistes, la consolidation et l’accroissement du complexe militaro-industriel ne peuvent que signifier tôt ou tard la guerre. Se débarrasser d’armes en les envoyant aux Ukrainiens, c’est une affaire. Accroître les dépenses militaires pour de nouvelles armes et faire rouler le complexe militaro-industriel, c’est autre chose.
Les impérialistes occidentaux vont tenter de tirer parti de la situation et mettre de l’huile sur le feu. La victoire du peuple ukrainien n’est pas leur véritable intérêt. Nuire aux occasions d’affaires pour les Russes dans la région, faire des affaires en Ukraine, voire profiter de la reconstruction du pays suite aux dévastations, vendre des armes, endetter l’Ukraine, favoriser des oligarques dociles et pro-occidentaux, voilà ce qui motive les impérialistes. Mais si cela est vrai, il reste que le peuple ukrainien n’a pas à endurer une agression militaire et mérite notre soutien.
Retrait immédiat et inconditionnel des troupes russes !
Nous avons ici une guerre injuste menée par une puissance impérialiste qui veut exercer sa domination sur un espace géographique qui correspond en gros à celui qu’occupait l’ancienne Union soviétique. Du point de vue du pays agressé, la guerre devient une guerre juste. Si la cause première de la guerre incombe à la puissance qui décide d’envahir l’autre pays, en toute logique, il lui appartient à elle de mettre fin unilatéralement à la guerre en retirant ses troupes. Autrement, il est inimaginable de pouvoir bâtir des conditions de paix permanente et durable où la souveraineté de chaque pays est reconnue, sauf si le pays agressé mène une guerre de résistance longue et acharnée et l’emporte. Tant que se poursuit l’occupation du pays, le pays occupé ne peut négocier qu’avec un revolver sur sa tempe et ça ne lui permet pas d’obtenir une entente juste qui puisse tenir longtemps. L’entente ne peut se faire qu’avec un vice de consentement évident.
Certains courants de gauche revendiquent un cessez-le-feu immédiat, sans plus de détails. Un cessez-le-feu s’applique non seulement à la puissance qui agresse et qui occupe le pays, mais aussi aux forces du pays agressé, qui ne peuvent que constater les conquêtes faites sur le terrain. Dans les conflits, on négocie souvent des conditions de cessez-le-feu. Les cessez-le-feu permettent des conditions d’évacuation de civils, mais aussi des périodes de repos des belligérants et la puissance qui agresse peut y trouver son compte. Le retrait immédiat et inconditionnel n’est pas une manœuvre, mais ce serait une manière de signifier un intérêt dans une entente négociée viable pour l’avenir.
Tant qu’il y a occupation, il y a nécessairement un rapport entre une force qui agresse et une autre qui est agressée. Il y a donc une victime qui a le droit de résister, le droit de maintenir ses capacités de résistance et elle mérite notre appui. L’occupation qui se prolonge avec des cessez-le feu qui se renouvellent selon les besoins de la force qui agresse, peut mener à enlever des capacités à la victime.
De facto, un retrait signifie décider de mettre fin à la guerre et, ensuite, négocier. Il va de soi qu’on ne peut se retirer, négocier, et ensuite relancer les hostilités et reconquérir le territoire qui avait été précédemment pris, autrement cela n’a aucun sens. Un retrait est un véritable arrêt des hostilités sur le plan militaire. Le pays agressé qui voit son intégrité territoriale violé n’a pas vraiment la capacité de décider unilatéralement de mettre fin au conflit, sauf une soumission honteuse qui ne peut que résulter en la poursuite du conflit par d’autres belligérants locaux qui refusent la reddition. Durant la Deuxième Guerre mondiale, en France, Pétain s’est soumis, mais De Gaulle et d’autres forces ont décidé de poursuivre la lutte.
Poutine et les oligarques russes autour de lui ont choisi la voie de l’agression militaire et sont responsables de ce choix. Il reste qu’il y a un contexte qui a conduit à l’existence de cette décision parce que d’autres options auraient pu être prises si on avait tenu compte des dégâts matériels et des souffrances humaines dont le prolétariat est la première victime, alors qu’il n’en retirera aucun gain. Une politique impérialiste agressive et une guerre injuste ont été le choix du gouvernement russe.
Cependant, les prolétaires tant russes qu’ukrainiens savent que les magouilles des oligarques et leurs liens avec la mafia ont joué un rôle dans la mise en place des conditions du conflit. À moyen et long terme, les deux clans oligarchiques sortent perdants, et cela ouvre des perspectives très intéressantes pour les prolétariats russe et ukrainien, qui pourront renouer avec la voie révolutionnaire indiquée par Lénine et les bolchéviks. Les souffrances étant déjà tellement élevées, ce conflit doit cesser rapidement et cela passe par le retrait immédiat et inconditionnel de la Russie. Tant que ce retrait n’a pas lieu, le prolétariat ukrainien, s’il désire éventuellement se débarrasser de ses oligarques, a intérêt à épouser la guerre de libération nationale contre l’impérialisme et le chauvinisme de grande nation russe. En prenant une part active au conflit, le prolétariat ukrainien développe des capacités militaires qui pourront servir pour mettre fin au capitalisme sur son territoire. De toute manière, advenant l’établissement d’un pouvoir fantoche au service de la Russie et de son oligarchie, il y aura inévitablement une résistance. Aussi bien y participer activement maintenant.
Victoire pour le peuple ukrainien !
Retrait immédiat et inconditionnel des troupes russes !
M. Leclair
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L’histoire montre que les guerres se divisent en deux catégories : les guerres justes et les guerres injustes. Toute guerre progressiste est juste et toute guerre qui fait obstacle au progrès est injuste. Nous autres communistes, nous luttons contre toutes les guerres injustes qui entravent le progrès, mais nous ne sommes pas contre les guerres progressistes, les guerres justes. Nous communistes, non seulement nous ne luttons pas contre les guerres justes, mais encore nous y prenons part activement. La Première Guerre mondiale est un exemple de guerre injuste ; les deux parties y combattaient pour des intérêts impérialistes, et c’est pourquoi les communistes du monde entier s’y sont résolument opposés. Voici comment il faut lutter contre une telle guerre : avant qu’elle n’éclate, il faut faire tous les efforts possibles pour l’empêcher, mais une fois qu’elle a éclaté, il faut, dès qu’on le peut, lutter contre la guerre par la guerre, opposer à une guerre injuste une guerre juste. La guerre menée par le Japon est une guerre injuste, une guerre qui entrave le progrès. Les peuples du monde entier, y compris le peuple japonais, doivent lutter et luttent déjà contre elle. En Chine, depuis les masses populaires jusqu’au gouvernement, depuis le Parti communiste jusqu’au Kuomintang, tout le monde a levé l’étendard de la justice et poursuit une guerre révolutionnaire nationale contre l’agression. Notre guerre est une guerre sacrée, juste et progressiste ; son but est la paix, non pas la paix pour un seul pays, mais la paix pour tous les pays du monde, non pas une paix temporaire, mais une paix perpétuelle. Pour atteindre ce but, il faut mener une lutte à mort, il faut être prêt à accepter n’importe quel sacrifice et tenir jusqu’au bout ; il ne faut jamais cesser la lutte avant que le but soit atteint. Les pertes seront grandes, il faudra beaucoup de temps, mais devant nos yeux se dessine avec clarté l’image d’un monde nouveau où régneront pour toujours la paix et la lumière. Ce qui nous soutient dans cette guerre, c’est justement la conviction que nos efforts contribueront à faire naître la Chine nouvelle et le monde nouveau où régneront pour toujours la paix et la lumière. Les fascistes et les impérialistes veulent que les guerres se poursuivent indéfiniment. Quant à nous, nous voulons mettre un terme aux guerres dans un temps qui ne soit pas très éloigné. Il faut que la grande majorité des hommes fasse tout son possible pour atteindre ce but.
Mao Zedong, De la guerre prolongée (1938)