URSS: La fin sans combat?

Il est tout à fait pathétique de voir, entendre ou lire les vieux révisionnistes nostalgiques de l’URSS se ranger du bord du régime de Vladimir Poutine qui sévit maintenant en Russie, particulièrement dans le contexte de la guerre d’agression sanglante que cette puissance impérialiste mène contre le peuple ukrainien. Ce faisant, ces organisations et leurs porte-parole continuent à entretenir le discrédit du communisme, dont elles se sont rendues coupables depuis au moins le milieu du siècle dernier.

Leur posture détestable tranche avec celle des communistes authentiques, lesquels, à l’initiative de Mao Zadong et des communistes chinois, ont mené implacablement la lutte contre le «communisme de caserne», qui était au fond un capitalisme d’État. Pour les partisanes et partisans de Marx, Lénine et Mao, l’URSS telle qu’elle existait encore au tournant des années 1990 était devenue une ennemie du prolétariat mondial, dont la dislocation le 26 décembre 1991 ne fut que l’aboutissement du triomphe d’une version déformée de la dictature du capital.

Dans le cadre de la publication de documents d’archives de notre courant politique et pour illustrer la différence fondamentale entre l’approche communiste et celle des révisionnistes, nous reproduisons ici l’éditorial paru en janvier 1992 dans les pages du journal Socialisme Maintenant!, alors publié par le groupe Action socialiste, au lendemain de la fin de l’URSS.

Le Bureau d’information politique

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Quand, le 8 décembre dernier à Minsk, autour d’un Boris Eltsine gonflé de tout l’orgueil de la Russie blan­che, Léonid Kravtchouk, le président de la république d’Ukraine, et Stanislav Chouchkevitch, président du soviet du Bélarus, et avec eux une poignée d’autres hauts dirigeants des trois républiques slaves, signent l’Entente des États souverains qui stipule que l’URSS a bel et bien cessé d’exister en tant que «sujet de droit international et réalité géopolitique», ils achèvent le presque cadavre d’une union moribonde, qui, en 75 ans d’histoire, aura donné à la classe ouvrière du monde entier parmi ses plus belles, comme ses plus tristes leçons en politique. Ensemble, ils ouvrent une dernière brève période au cours de laquelle la structure centrale de l’État soviétique est rapidement déchiquetée, et remplacée par une «Communauté des États indépendants».

Celle-ci est parvenue pour l’instant, et ce en moins d’un mois, à rassembler, du moins formellement, derrière le leadership de la Russie, la plupart des anciennes républiques soviétiques, à l’exception des États baltes et d’une Géorgie incertaine pendant tout ce temps quant à savoir qui allait la diriger dans les faits. Avant même la fin de l’année 1991, le Kremlin passait, avec armes et symboles, aux mains du gouvernement de la Russie dont le programme de «décommunisation» ne souffre aucun délai depuis le putsch avorté du mois d’août. Le peuple russe quant à lui devait se réveiller dès le deuxième matin de la nouvelle année avec une libération des prix qui a fait monter le prix des biens de première nécessité de 400, 500 et 600%.

L’édification de cette nouvelle structure, gagnée entièrement à la transformation du capitalisme d’État so­viétique en un capitalisme privé et concurrentiel, procède depuis comme sur le tranchant d’une lame, avec toute la précarité, l’improvisation et la décomposition anarchique d’une situation aveugle de son propre lendemain, qui peut basculer sans prévenir dans le drame et l’horreur. Le sort le plus sombre reste sans doute celui du peuple et de la classe ouvrière qui paie crûment par les affres du chômage massif, de la rareté et de la cherté des biens, les mille et une petites joies promises du capitalisme nouvelle manière. Elle assiste au spectacle dégoûtant de ses dirigeants réformistes, que l’élection au suffrage universel avait paraît-il gratifiés d’une auréole de vertu, mais qui ont trouvé la corruption bien plus alléchante, en cette période d’accumulation débridée où celui qui signe un jour dans une municipalité un décret de vente de biens publics, peut le lendemain signer de la même main un contrat d’achat, ce que fit à satiété le maire libéral de Moscou, Gavriil Popov, avant de démissionner.

Cette transformation fulgurante de l’ex-URSS, après des années de crise (en fait, en pleine crise aiguë), a complètement laissé sur la touche la classe ouvrière qui n’eut jamais, il va sans dire, l’initiative dans la bataille politique. La période ouverte par l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev à la direction du PCUS en 1985 a d’abord permis de délier les mains à toutes les fractions de la bourgeoisie d’État pour qu’elles se «challengent» l’une l’autre dans le renouvellement des idées et des politiques économiques. Dans leur sillage, ce sont aussi les partis et les traditions politiques, vaincus par la révolution d’Octobre, qui refirent surface comme autant de vieux décombres lestés au fond d’un lac peuvent remonter à la faveur de puissants courants.

Cet amalgame d’ancien et de nouveau, qui avait tous les programmes à la fois, mais qui en réalité n’en n’avait qu’un seul: l’hostilité au socialisme et au pouvoir de la classe ouvrière, a rapidement déclassé les minces opportunités laissées à la classe ouvrière de s’organiser sur des positions prolétariennes dans la défense économique comme dans la lutte politique. Aux heures les plus sombres de ces dernières années, comme en août dernier où la supercherie triomphait tant dans le camp dit démocratique que du côté des putschistes, les masses ouvrières de toute l’Union étaient depuis longtemps déjà loin en retrait par rapport aux enjeux politiques du moment.

Ce retard, qui était l’héritage de plus d’un demi-siècle de refoulement de la révolution prolétarienne, Gorbatchev et son réformisme prudent, pas plus qu’Eltsine et sa politique gigogne (un démocrate qui cache un libéral qui cache un démagogue qui cache un chauvin qui… etc.) n’avaient l’intention de faire quoi que ce soit pour aider à le combler. Si bien qu’aux instants de vérité, quand les faux chefs se levaient et pointaient leur route, le prolétariat soviétique sentait toujours le poids de ses chaînes, malgré qu’en Occident on eut prétendu qu’il les perdait à mesure qu’il récitait en chorale les vains appels au capitalisme.

C’est malgré ce pesant héritage, non pas celui du communisme, mais celui de la contre-révolution déjà vieille, c’est en dépit de ce profond désarroi qu’on voit poindre, faiblement, mais belle et bien là, réaliste, la vraie perspective du refus. Au travers de la crise actuelle et devant les incertitudes quant à l’avenir, déjà des travailleurs et des travailleuses, sans accorder la «chance au coureur» (cette sainte expression de lâcheté que notre propre gauche affectionne tant) à leurs nouveaux maîtres, cherchent à reconstruire un mouvement communiste, à adopter une ligne prolétarienne dans la lutte des classes qui perdure, inlassable accoucheuse de l’histoire.

Il y aura c’est certain autant de confusion et de méprise de leur côté qu’il y en a eu depuis 1985 du côté des fractions de la bourgeoisie d’État. Mais notre devoir est de suivre et d’encourager, au travers du brouillard, le prolétariat qui cherche sa rade et qui renaît péniblement à la conscience qu’il n’y a rien de plus précieux dans le tumulte qu’une ligne prolétarienne, qu’un parti prolétarien. Dans notre misère infecte de démocratie de droite, nous n’aspirons pas à autre chose qu’à faire croître cette conscience. Eltsine peut bien chercher le soutien des plus forts chez les maquereaux de Bonn et de Washington, ni l’un ni les autres ne pourront vraiment dormir sur leurs deux oreilles, puisque déjà relèvent la tête des Russes, des Ukrainiens et Ukrainiennes, des Azéris ou des Kazakhs, travailleurs et travailleuses comme nous. C’est cette révolution à venir, même lointaine, qu’il faut suivre.

En même temps, l’éclatement et la disparition de l’URSS, dont l’histoire a condensé le meilleur et le pire de notre propre histoire comme communistes, posent la question suivante: comment cette puissance, dans le temps et dans l’espace, a-t-elle pu être vaincue sans combat?

Beaucoup s’étonnent. Leurs habitudes nées de l’abondante propagande impérialiste, ou des biais d’intellectuels revanchards, leur faisaient ranger l’URSS des toutes dernières années encore dans un camp résolument hostile au capitalisme et définitivement fermé aux formes libérales et bourgeoises de démocratie, et où ce qui s’appliquait c’était un système, le «système de Lénine et de Marx». Pour d’autres qui s’acharnaient à voir dans l’État soviétique un État ouvrier, même recouvert de la pire des pires de toutes les dégénérescences, il était impensable que le capitalisme y reprenne droit de cité sans une véritable confrontation violente, sans contre-révolution imposée de l’extérieur.

Pour les uns comme pour les autres, qu’ils et elles se réjouissent ou s’inquiètent, il est surtout déroutant de constater maintenant que l’URSS était aussi en lutte avec elle-même, et que ce sont ses propres dirigeants, des cadres de son parti tout puissant, ses propres intellectuels-les dans les journaux et les appareils d’information, ses bureaucrates dans les ministères, qui ont lutté pour un capitalisme à visage découvert et qui ont sorti du fourreau toutes les lames nécessaires pour abattre les derniers vestiges de la révolution d’Octobre.

S’ils et si elles ont pu ouvertement mener cette bataille non pas jusqu’à publier un pamphlet, non pas jusqu’à émettre un programme ou prendre contact sournoisement avec des capitalistes occidentaux, mais jusqu’à découdre complètement l’URSS; jusqu’à porter presque partout des équipes nationalistes à la direction des républiques; jusqu’à enclencher les privatisations; jusqu’à se lier aux instances internationales de régulation impérialistes, c’est que déjà, profondément, le capitalisme ordonnait les rapports sociaux, distribuait en sous-main les classes, les attributions et les fonctions et imposait à tout le corps de la société une logique de rupture avec le passé révolutionnaire plutôt que d’approfondissement de cette révolution.

C’est, au cœur de l’URSS, ce capitalisme qui battait sous des mots, des titres, des noms, des institutions et un parti finalement devenus anachroniques, si bien qu’il fallut en changer. C’est ce capitalisme, non pas tel que nous le connaissons maintenant dans un pays comme le Canada, mais tel qu’il a lutté là-bas pour émerger à nouveau au grand jour et briser la gaine qui le recouvrait, qui a moulé les rapports entre la classe ouvrière, l’objet de son propre travail et l’État. C’est ce capitalisme qui a imposé très tôt le sacrifice des principes révolutionnaires et l’arrêt de la marche fulgurante des idées nouvelles.

C’est à ce capitalisme, dont les ressorts profonds, et souvent «invisibles», furent dès la fin des années 1920 en URSS plus résistants malgré tout dans la lutte opiniâtre d’alors que ne purent l’être les forces ouvrières à l’avant-garde dans la révolution (des forces relativement faibles, isolées, dirigées par un parti décimé), que doivent être imputés les pratiques tout à fait étrangères au communisme qui ont marqué l’URSS pendant toutes ces années.

Qui se douterait, en voyant aujourd’hui Boris Eltsine manœuvrer, que jusqu’en 1988 il siégeait au Comité central du PCUS? Était-il communiste alors? Non. Et ses pairs, ceux de sa génération et des générations précédentes qui ont sali internationalement le communisme et piétiné tant d’efforts révolutionnaires, l’étaient-ils davantage que lui? Non pas plus?

Leur déroute est certes fulgurante. Une partie d’entre eux coule avec les institutions qui les ont nourris. L’autre partie a retourné sa veste, comme Eltsine, comme Kravtchouk d’Ukraine, comme tant d’autres.

En les voyant patauger des soviets aux marais boueux du chauvinisme et du nationalisme étroit, en voyant Walesa en Pologne, et son pape, en voyant cette extrême-droite qui monte en Allemagne, les nazis et le Klan qui paradent, le racisme qui se généralise en France, la misère qui se répand aux États-Unis, Bush qui cherche la guerre, les milliardaires qui liquident leurs empires, en pensant à tous ces démocrates qui préparent l’élection de l’UNITA en Angola et du RENAMO au Mozambique, ces tueurs de paysans, en repensant aux bombes qui ont plu sur Bagdad, aux Palestiniens et Palestiniennes qu’on déporte, aux Mohawks qu’on méprise, en écoutant Mulroney, Parizeau, Bombardier à la télé, on ne peut que redire les mérites de Lénine et des communistes: les ouvriers et les ouvrières sont mieux dans les soviets et au pouvoir, qu’à la guerre et esclaves. Tout n’a pas marché, mais chapeau! C’est comme eux qu’on veut faire!