Alors que tout indique que le régime de la dynastie des Kim est à mobiliser quelques milliers de mercenaires qui serviront de chair à canon pour les impérialistes russes dans la guerre d’agression que mènent ces derniers contre l’Ukraine, il s’en trouve encore certains pour considérer la Corée du Nord comme un État «socialiste». Dans le numéro 102 du journal Le Drapeau rouge publié à l’été 2015, nous avions fait paraître ce court texte, basé sur des textes officiels du régime nord-coréen, pour rappeler que ce dernier n’a absolument rien de socialiste; on doit plutôt parler d’un capitalisme d’État, qui prend quasiment la forme d’une monarchie féodale.
Le Bureau d’information politique / Maison Norman Bethune
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Des organisations nostalgiques de l’existence d’un «camp socialiste» sous la direction de l’URSS social-impérialiste se raccrochent à la Corée du Nord comme l’un des derniers «États socialistes» encore existants. Le fait qu’il s’agisse d’un pays socialiste expliquerait pourquoi l’Administration Bush l’a placé sur sa liste des pays formant «l’Axe du mal» à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Pourtant, ni l’Iran des islamistes ni l’Irak de Saddam Hussein ne possédaient cette caractéristique, et ils se sont retrouvés sur cette liste en même temps que la RPDC.
Pour les maoïstes, le régime mis en place sur le territoire que l’on connaît actuellement comme la Corée du Nord n’a jamais été socialiste. Il est issu d’une lutte de libération nationale certes légitime qui, comme bien d’autres mouvements qui se sont déroulés à la même époque, a triomphé dans le contexte de la Guerre froide, alors qu’il existait de fait un camp socialiste qui faisait contrepoids aux vieilles puissances colonialistes et impérialistes.
Fondé en 1945, le Parti du travail de Corée s’est ainsi affiché comme marxiste-léniniste. Après la mort de Staline et l’arrivée au pouvoir de Khrouchtchev en URSS, la Corée du Nord a fait partie de ces régimes, comme la Roumanie et le Vietnam du Nord, qui ont adopté une position mitoyenne à l’occasion du grand débat entre les partis soviétique et chinois, qui a fracturé le mouvement communiste international. Le Parti du travail de Corée s’est alors assuré de maintenir des rapports officiels et cordiaux avec tous les protagonistes.
Le «juche»: une idéologie antimarxiste
Cette volonté de maintenir son indépendance n’a cessé de caractériser l’idéologie promue par le régime nord-coréen. Le premier ministre, secrétaire du parti et fondateur de la Corée du Nord, Kim Il-sung, s’est attribué la paternité de l’idéologie dite du juche (un terme souvent traduit par «esprit d’indépendance» ou «autosuffisance»), devenue officiellement l’idéologie dominante dans la constitution du pays en 1972 en remplacement du marxisme-léninisme.
En quelques mots, le juche se présente comme «une série d’idées philosophiques nouvelles qui mettent l’accent sur l’homme» et qui visent à «résoudre tous les problèmes par ses propres forces».
Au départ, le juche se voulait une «application créative du marxisme-léninisme», en continuité avec lui. Éventuellement toutefois (en 1998, plus précisément), toute référence au marxisme-léninisme a été retirée de la Constitution nord-coréenne; en 2009, c’est la notion même de «communisme» qui en est disparue, remplacée trois ans plus tard par le kimilsunisme-kimjongilisme, en référence au père et à son fils qui ont régné successivement sur le pays jusqu’à la mort du deuxième en décembre 2011.
Dans les mots de Kim Il-sung, le juche se résume à «organiser et mobiliser le peuple tout entier dans l’édification d’un État souverain et indépendant… sans se laisser influencer par les théories établies ou les expériences étrangères»1. Quant à l’objectif du communisme – qui était encore officiellement à l’ordre du jour à son époque – on allait y arriver essentiellement en «développant les forces productives» et en «révolutionnarisant et modelant sur la classe ouvrière tous les membres de la société pour en faire des hommes de type communiste».
Tout comme le révisionnisme de Khrouchtchev en URSS, le juche prétend à la fin des contradictions antagoniques entre les classes, et donc à la fin de la lutte de classes comme moteur de l’histoire. Le «peuple tout entier» partagerait un seul et même intérêt, plus fondamental que tout le reste: celui de «la patrie».
Officiellement, le Parti du travail de Corée reconnaît l’existence de trois classes dans la société nord-coréenne, dont l’unité est d’ailleurs symbolisée par son logo: la classe ouvrière, la paysannerie et la samuwon – la classe des intellectuels et des professionnels. Dans ce schéma, il n’y a ni bourgeoisie ni classes antagoniques: l’ennemi ne peut être qu’extérieur à la Corée du Nord, sinon de connivence avec l’étranger.
Le juche est aux antipodes de la conception marxiste-léniniste-maoïste des classes et de la lutte de classes sous le socialisme, consacrée à l’occasion de la révolution culturelle en Chine. Celle-ci visait à révolutionnariser la société et à aller de l’avant vers le communisme par la mobilisation collective des masses dans une pratique de lutte de classes.
La «révolution idéologique» envisagée par le juche est tout autre: toujours selon Kim Il-sung, «apprendre aux membres du parti et aux autres travailleurs à aimer le travail est un des objectifs importants» de cette révolution. On est bien loin, ici, de ce qui pourrait ressembler à la dictature du prolétariat et à l’exercice concret du pouvoir par les masses travailleuses, fondement du socialisme… et l’on se rapproche, sans que ce soit nécessairement conscient, des conceptions véhiculées par Enver Hodja et le Parti du travail d’Albanie dans les années 1970, alors qu’ils cherchaient à faire contrepoids à la révolution culturelle chinoise (voire à éviter une révolution culturelle en Albanie).
D’un Kim à l’autre
Après la mort de Kim Il-sung en 1994, c’est son fils, Kim Jong-il, qui lui a succédé. À partir de là, le régime nord-coréen a abandonné toute prétention à une continuité, ou à tout le moins un certain rattachement au marxisme-léninisme.
Dans une entrevue publiée en 19962, Kim Jong-il insiste pour que l’on comprenne bien que «la philosophie du Juche est une doctrine originale développée et systématisée par ses propres principes… qui diffère fondamentalement de la philosophie précédente». Fait intéressant, il s’en prend à certains chercheurs en sciences sociales qui tentaient encore – laborieusement, au demeurant – de présenter le juche comme un développement du matérialisme dialectique marxiste.
Selon lui, la dialectique marxiste est limitée et imparfaite, car elle néglige les attributs essentiels de l’être humain – «l’être supérieur et le plus puissant au monde», qui est «maître de tout et décide de tout». Par conséquent, il y aurait «une loi universelle propre au mouvement social», indépendante de «la loi universelle du développement du monde matériel».
Ainsi, «l’histoire du développement de la société équivaut à l’histoire du développement du sens de la liberté, de la créativité et de la conscience de l’homme». Bref, c’est la conscience et les idées qui mènent le monde… et ces idées, si importantes, ne sont autres que celles du parti: «Il convient d’accepter les idées du Parti comme des vérités indiscutables, de les défendre jalousement et d’en faire sa foi révolutionnaire pour comprendre exactement la philosophie du Juche.» Encore là, on est assez loin de la révolution culturelle et des appels de Mao à «oser aller à contre-courant» et à faire «feu sur le quartier général»!
Quant au successeur de Kim Jong-il, Kim Jong-un (entré en poste après la mort de son père en décembre 2011), les premiers textes qui lui sont attribués vont dans le même sens, savoir la valorisation de l’unité nationale et patriotique, qui trouve son aboutissement dans la «fusion» entre le peuple et le parti.
Dans un texte visant à appuyer la proposition de nommer son père au poste de «secrétaire général éternel» du Parti du travail de Corée3, le jeune Kim présente le parti comme une mère qui doit voir au bien-être de ses enfants: «Tout comme une mère n’abandonne pas son enfant même s’il est taré ou cause des ennuis, mais au contraire veille sur lui et s’en occupe particulièrement, les organisations du Parti doivent amener tout le monde à se sentir dans le giron du Parti», le but étant de «faire de notre société une grande famille harmonieuse et étroitement unie».
Dans le même sens, voici le rôle que Kim Jong-un attribue aux femmes nord-coréennes: «Nos femmes constituent une grande force qui fait avancer l’une des deux roues de la charrette de la révolution. Les organisations du Parti doivent diriger judicieusement celles de l’Union démocratique des femmes pour que celles-ci remplissent leur devoir aussi bien pour la richesse, la puissance et la prospérité de la patrie que pour la bonne entente et le bonheur de la société et de leur famille, et continuent à s’épanouir comme les fleurs de l’époque.»
Nous pourrions continuer longtemps à citer le président éternel (Kim Il-sung), le secrétaire général éternel (Kim Jong-il) ou celui désormais destiné au titre posthume de «commandant suprême éternel» (Kim Jong-un), mais il nous apparaît assez clairement que le Parti du travail de Corée n’a rien à voir avec le communisme authentique et qu’il n’est qu’un reliquat du révisionnisme moderne et de ces partis sclérosés qui se sont avérés des caricatures d’un projet par ailleurs voué à l’émancipation des exploitées et opprimées.
Socialisme ou capitalisme d’État?
Il n’est pas surprenant que des organisations nostalgiques de l’URSS des Brejnev, Andropov, Tchernenko et autres bureaucrates ayant disparu à tour de rôle après avoir été victimes d’un «refroidissement» embrassent la Corée du Nord comme le nouveau phare du socialisme. Après tout, ces organisations faisaient déjà l’apologie du capitalisme d’État qui régnait en URSS avant l’arrivée en poste de Mikhaïl Gorbatchev et le passage au capitalisme privé qui s’en est suivi.
Pour les maoïstes, le socialisme ne saurait être autre chose que la dictature du prolétariat, c’est-à-dire l’exercice réel du pouvoir par le biais de conseils (soviets) et d’autres organes similaires contrôlés de bas en haut par les masses prolétariennes et travailleuses.
Le socialisme, c’est d’abord et avant tout une société de transition – une période plus ou moins longue pendant laquelle le prolétariat doit mener une lutte consciente et collective pour détruire les vestiges du capitalisme et préparer les conditions du passage au communisme et à une société sans classes.
Ceux et celles pour qui le socialisme se définit essentiellement par la nature juridique du mode de propriété dominant – par le passage de la propriété privée à la propriété collective (étatique) des moyens de production – peuvent certes voir la République populaire démocratique de Corée comme un pays «socialiste» (quoique les réformes économiques mises en place depuis une dizaine d’années ont sérieusement commencé à mettre à mal le modèle étatique). Cela ne rend toutefois pas service au prolétariat mondial, qui a besoin de la plus grande clarté sur ces questions, ni même à la lutte légitime du peuple coréen contre l’impérialisme US, qui n’a jamais abandonné son objectif de contrôler la péninsule coréenne.
Il est possible et nécessaire de s’opposer aux provocations états-uniennes contre la Corée du Nord et d’appuyer le droit de la RPDC de se défendre par tous les moyens à sa disposition contre les manœuvres hostiles de telle ou telle puissance impérialiste, sans pour autant devoir mentir sur la réalité du régime qui y sévit. Rejeter les mensonges des médias bourgeois sur le régime nord-coréen n’exige pas que l’on mente sur son caractère «socialiste».
La bourgeoisie bureaucratique formée autour de l’armée et de l’appareil d’État constitue la classe dominante en Corée du Nord. Elle opprime et tire profit collectivement de l’exploitation des masses prolétariennes et paysannes, qu’elle maintient sous une chape de plomb, sans même leur accorder quelque possibilité d’organisation autonome. Seule la lutte révolutionnaire du prolétariat de toute la péninsule permettra la mise en place d’une Corée libre et débarrassée de quelque forme de domination impérialiste que ce soit – qu’elle soit états-unienne, russe ou chinoise.
1 Les citations de Kim Il-sung proviennent de la version française officielle d’un rapport présenté le 9 octobre 1975 à l’occasion du 30e anniversaire de la fondation du Parti du travail de Corée. Cette version, qui était encore affichée à l’été 2015, ne se trouve plus en ligne, mais on peut consulter la version anglaise à cet adresse: http://juche.v.wol.ne.jp/l_english/works/KimIlSung/eki19751009.pdf
2 «La philosophie du Juche est une philosophie révolutionnaire originale», interview accordée le 26 juillet 1996 à Kunroja, revue théorique du comité central du Parti du travail de Corée. La version française officielle de ce texte, qui était encore affichée au moment où cet article a été publié, n’est plus disponible en ligne, mais on peut se référer à la version anglaise: http://juche.v.wol.ne.jp/l_english/pdf/ekimjongil01e.pdf
3 Kim Jong-un, « Menons à un brillant achèvement l’œuvre révolutionnaire Juche en honorant le grand camarade Kim Jong-il comme secrétaire général éternel de notre parti », entretien avec les responsables du comité central du Parti du travail de Corée, le 6 avril 2012. En ligne : http://myreader.toile-libre.org/uploads/My_5173b0ca92880.pdf. Kim Jong-un y explique notamment que « l’expression “honorer à jamais le Général Kim Jong-il comme Secrétaire général du Parti du travail de Corée” n’est nullement symbolique » et qu’il s’agit réellement « de le maintenir pour toujours au poste de Secrétaire général du Parti ».